vendredi 16 décembre 2011

Entretiens photographiques : T. Marlat


Entretien précédent : Y. Michaud

Thierry Marlat à sa galerie - Boulet/de Pontbriand Vieira



SYNTHÈSE

Le 1er décembre 2011
Tout en retraçant son parcours personnel, Thierry Marlat nous donne à voir ce qu'a dû être le métier de galeriste photo dans les années 80, alors que personne ne s'intéressait vraiment encore à ce marché pas plus qu'on considérait cette pratique comme un art, sauf parfois pour la photographie du XIXème siècle ou de l'entre-deux guerres. Ce sont pourtant bien les travaux photographiques modernes et artistiques qui l'intéressent, comme il le réaffirme ici, d'abord avec Penn, Mapplethorpe, Newton, Sujimoto puis avec beaucoup d'autres.
Si on imagine souvent le travail de galeriste comme un travail de gestion des artistes et de leurs tirages, M. Marlat a une idée très particulière de son métier, essayant de défendre librement des œuvres plutôt que de gérer des individus. Assumant aussi complètement son statut de marchand d'art, il essaie de promouvoir une conception très personnelle des relations avec les collectionneurs, fondée sur la proximité, la confiance et la réciprocité.
A une époque où le marché n'existait pas, il explique en effet comment il a fallu le mettre au monde, notamment en rassurant les collectionneurs d'art habituels ; cela est notamment passé par la création d'une rareté (notion de vintage) et d'une histoire de la photographie. Pourtant, on observe aujourd'hui un déclin de ces valeurs de rareté et d'historicité au profit de critères plus esthétiques, particulièrement parce qu'il est devenu extrêmement difficile de conserver et de garantir le statut unique d'une œuvre photographique.
Il explique enfin la distinction qu'il opère entre photographes destinés plutôt au mur et photographes qui sont faits pour la presse et le support livre, sans que cette distinction n'entraîne aucune hiérarchie.


Merci à M. Marlat
Photographies réalisées par Louis Boulet et Anna de Pontbriand Vieira à sa galerie

Entretien suivant : Sylvain Maresca

mercredi 14 décembre 2011

Crisis, which crisis ?


Une crise chasse l’autre. Ou plutôt : une crise cache l’autre. Disons-le rondement : il n’y a pas de crise des dettes souveraines, pas de crise financière, pas de crise économique. Il y a – peut-être, et encore c’est peu clair – une crise de l’investissement, une crise de la rentabilité. Les investisseurs, qui réclament du 10 et du 15 % par an, ne savent plus dans quel secteur investir sûrement. Les milliards dorment dans les coffres, les banques ne se prêtent même plus entre elles… Car le risque, le fameux risque, si consubstantiel à l’économie libérale, n’existe que pour le petit joueur. L’investisseur lui veut être sûr, il veut être assuré – il faut donc constamment qu’on le rassure. Il veut gagner à tous les coups, son idéal c’est la rente, la bonne vieille rente à papa, servie bien régulièrement, garantie par un état musclé. Même s’il n’est pas démocratique, ce n’est pas grave, pourvu qu’il soir musclé. La Chine, c’est parfait pour la rente.

Il s’agit de sauver la rente. Tout est là. Pour sauver la rente il faut saigner les nations, tondre le travailleur, opprimer le chinois. Nous n’avons pas le choix : c’est ça ou la disparition de la rente. Eh bien disons-le tout net : nous désirons, nous espérons et nous travaillons à la disparition de la rente. Nous disons qu’il faut augmenter les salaires, et tout spécialement en Chine, qu’il faut garantir la santé, l’éducation, les retraites de tous les hommes et de toutes les femmes, et qu’il faut lever les impôts en conséquence – impôts, qui au moment même où chacun pleure la crise ne cessent de baisser, c’est étrange, non ? Taxer les spéculateurs, les tradeurs, les investisseurs, surtout et d’abord taxer le patrimoine et tout particulièrement le patrimoine délirant des 2 % d’humains qui saignent tous les autres… Il suffirait juste que les responsables politiques cessent de partager les habitus et les intérêts des milliardaires…

Mais cette crise-là, la crise du pognon, ça n’est pas la vraie crise. C’est la crise qu’on brandit pour te faire peur, pour que t’acceptes de voir baisser ton salaire, pour que t’acceptes de payer plus pour te soigner moins, pour que t’acceptes de bosser jusqu’à la mort pour nourrir tes enfants chômeurs. La vraie crise, c’est la crise écologique. Le pétrole bon marché : c’est fini. Les métaux, les fluides, l’eau potable : terminé. La croissance indéfinie, c’est mort. Notre monde est fini, nous l’avons presque entièrement consommé. Et même, il est tout déréglé, le pauvre : Une canicule par ci, un tsunami par là, un incendie de forêt et deux ou trois inondations pour faire bon poids…

Du reste, à quelque chose malheur est bon : car nous allons devoir apprendre à vivre autrement. Comprenons-nous bien : Nous n’avons pas le choix. Et cette fois-ci, nous n’avons vraiment pas le choix.On y va, que tu le veuilles ou pas. On peut bêler que le nucléaire c’est cool, c’est économique, ça sent bon la campagne, nous n’avons pas les moyens de démanteler une seule centrale[1], encore moins de réparer Tchernobyl[2] ou Fukushima[3]. Le nucléaire, c’est trop cher. Il nous faut entrer dans une nouvelle société, une société plus frugale, plus locale. S’assurer d’abord que les besoins fondamentaux de tous sont assurés. Bientôt, il nous faudra renoncer aux kiwis de Nouvelle Zélande, aux illuminations de Noël, et peut-être même aux automobiles ! Faut s’y préparer, les gars : avec un litre d’essence à 3 ou 4 euros, c’est fini la petite virée en Golf sur le Bassin ou sur la côte ! T’iras en vélo. Ou en train, s’il existe toujours !

La vraie crise va nous apprendre à dépenser moins d’énergie et d’eau, de métaux, de plastiques, de textiles, de viandes. Si nous nous y prenons assez tôt, nous pouvons peut-être sauver la sécu, les retraites et l’école. Parce que c’est ça d’abord qu’il faut sauver, et pas la rente. C’est le chinois qu’il faut sauver, le travailleur chinois, qui n’a pas vocation à être notre esclave indéfiniment. Et qui lui aussi, à bon droit, réclame des fruits sains, la sécu, la retraite... Ceux qui disent que c’est impossible sont tous économistes ou banquiers, ils veulent juste sauver la rente, business as usual. Incapable de rien prévoir en dehors de la rentabilité à court terme, ce sont eux qui nous ont conduits là où nous sommes. C’est de cela dont ils sont responsables, c’est de cela qu’ils ont à rendre compte.


La meilleure des polices by La Rumeur on Grooveshark







[1] En 1985, le réacteur de Brennilis est arrêté définitivement et EDF en prépare – depuis plus de vingt-cinq ans, donc – le démantèlement. Le coût du démantèlement est évalué en 2005, à 482 millions d'euros par la Cour des comptes, soit 20 fois plus que l'estimation de la commission PEON qui est à l'origine du parc nucléaire actuel. A ce jour, la centrale de Brennilis, notamment la partie centrale qui est la plus contaminée, n’est toujours pas démantelée…

[2] Selon une communication en russe de 2007 de trois scientifiques dont Vassili Nestérenko déjà cité, les dossiers médicaux relatifs à la période 1986 à 2004 reflètent 985 000 décès causés par la catastrophe (pour la plupart en Russie, en Biélorussie et en Ukraine, mais également dans d'autres pays). En 2009 l'Académie des sciences de New York publia dans ses annales une adaptation en anglais de cette étude.


[3] Pour ceux que ça intéresse, voir
http://www.agoravox.fr/actualites/environnement/article/fukushima-le-debut-de-la-fin-105467

lundi 12 décembre 2011

Photographier la misère 2 : Erratum, ou l'information et son médium

Suite de Photographier la misère 1
J’ai eu la sombre impression à la fin de mon précédent article d’avoir raté quelque chose, d’être passé à côté d’une nuance. Je fais amende honorable et je m’y attèle de ce pas. Ce qui manque en effet à cet article qui se demande pour quelles raisons l’on peut documenter la misère et faire de l’information dessus, c’est la critique justement du rapport entre la photographie et l’information : non pas en quelle mesure la photographie peut-elle fournir de l’information, mais plutôt pour quelles raisons choisir la photographie pour documenter un événement au lieu de l’écriture, dont la légitimité est plus grande sur le plan intellectuel et historique ?
Page du magazine Life mise en page avec la photographie de Capa "Falling man"
Une première remarque consiste à observer que le monde contemporain, comparé au monde d’il y a un siècle, est littéralement rempli d’images (surtout des photographies), comme saturé notamment par la publicité. Pourquoi d’images et pas le texte ? La réponse peut être la même pour l’information et la publicité : parce que cela est plus séducteur, plus racoleur, plus facile. Il n’existe aucun magazine d’information sans photographies parce que les gens ne l’achèteraient pas (la question ne se pose même pas pour les supports internet ou télévisuels, d’ailleurs largement dominants sur ce créneau). L’image est d’abord choisie non pas pour sa pertinence informative mais pour son divertissement, pour l’allègement, l’aération de la page[1] ; cela est triste, mais nécessaire, l’information n’existe que tant qu’elle est diffusée, et si la photographie peut faire vendre le magazine, c’est un compromis indispensable et finalement moralement pas si couteux que cela. Reste que lire un magazine se résume aujourd’hui souvent à jeter un regard vague et passif sur les images, quelquefois s’arrêter sur une qui nous surprend plus que les autres, puis replonger dans une absence léthargique. L’apport en information est à peu près nul, l’image – et non plus, ici, le magazine – a été consommé sans qu’on n’en retire rien ; l’image fait barrage au texte et à la réflexion et place le lecteur dans une position de regardeur inerte. Si Barthes avait appelé à s’insurger contre la langue fasciste[2], ce n’est certainement pas par l’image qu’il pensait résister : l’inconscient étant structuré comme un langage[3], l’image qui parait d'abord offrir une échappatoire au mot ne fait finalement que conforter sa domination et son hégémonie ; c’est pourquoi Barthes imaginait une résistance non pas par l’assèchement du mot, mais par sa multiplication, son approfondissement, par une littérature :
« Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature. »[4].
Marc Riboud - La jeune fille à la fleur
L’image est devenue naturelle, elle partage pour ainsi dire notre existence et, pour la majorité d’entre nous, l’information n’est plus vécue que par la médiation de l’image ; cette nature, contre laquelle encore une fois Barthes nous met en garde, révèle sans doute quelque chose d’autre que cette fainéantise généralisée. En effet, pour contenu égal – admettons pour le moment qu’une photographie et un article puissent avoir un contenu égal -, la photographie est plus facile à déchiffrer, demande moins d’effort, donne même parfois du plaisir et, surtout, s’avère vraiment plus rapide. Dans une société où « le temps c’est de l’argent », où chacun court sa vie, le temps est devenu une denrée précieuse[5] et le temps que chacun prend pour l’information a été largement diminué. Cette dernière s’est donc muée en information facile et rapide à lire. Une telle idée peut être un peu répulsive pour quiconque n’adhère pas complètement à la société de consommation qui est la nôtre mais, à bien y réfléchir, il n’y a pas de mal en soi à vouloir aller plus vite. Ce qui peut être mauvais pour l’intelligence ou l’imagination – qui réclament du temps et de la patience – n’est pas nécessairement mauvais pour l’information : plus l’information va vite, plus elle se diffuse et plus elle a atteint son but. Ce qui se pose alors est la question du contenu : nous allons, certes, plus vite, mais qu’avons-nous perdu en route en terme d’information ?
Une "scène" explicite au G8
La photographie représente toujours une scène, elle est nécessairement épisodique et n’atteint l’universalité – ou, plus simplement, un caractère général – qu’à travers la figure de l’allégorie. Si l’on admet qu’une situation particulière a un sens à un niveau plus large, alors la photographie peut fonctionner comme média d’information de la même façon que le texte. Pourtant, un grand nombre de photographies acceptent cette limitation inhérente au médium et ont la modestie de se tenir aux tableaux d’une situation, peut-être élargie par la sérialité des images. La photographie peut ainsi prétendre à fonctionner comme preuve, comme document d’une situation bien précise, mais cet usage est ici assez limité. Comme allégorie, elle exprime aussi bien qu’un texte l’ambiance d’un lieu ou d’un moment mais reste relativement peu subtile, souvent sujette aux interprétations diverses ou, au contraire, aux trop grands contrastes, au manichéisme. C’est, qu’en fait, la photographie est surtout un outil de propagande. Il est extrêmement aisé de désigner quelqu’un comme le coupable ou le méchant dans une photographie, tout en prétendant – et c’est là toute sa perversité – ne faire que documenter le réel. Il y a d’ailleurs tant de façons de manipuler une photographie[6] qui ne datent pas du numérique (par le cadrage, la sélection de ce qu’on prend ou pas, par les contraste, la focale…) qu’il faut définitivement rompre avec le mythe immaculé du « document ». Une photographie charrie finalement tant de choses qui restent souvent dans le non-dit et qui pénètrent notre inconscient qu’elle est une arme redoutablement dangereuse sur le plan politique ; en identifiant un peuple à un seul individu, en réduisant une situation complexe à l’ambiance d’une situation, en prétendant que le général peut être lu dans le particulier, la photographie a recours à des opérations particulièrement sensibles et dangereuses. En outre, de nombreux photojournalistes ne sont pas issus des circuits traditionnels et institutionnels du journalisme ou du monde intellectuel mieux établi de l’écriture. Alors que certains peuvent se réjouir de cette – relative – démocratisation du métier, le journalisme étant avant tout une histoire de confiance à donner à quelqu’un à qui nous déléguons notre avis, notre goût, notre jugement, sommes-nous bien sûrs de vouloir donner un tel pouvoir sur nous à des gens que nous ne connaissons pas et qui ne viennent d’aucun circuit connu, eux qui pratiquent un exercice périlleux auxquels seuls les meilleurs réussissent ?[7]
Raymond Depardon - Asile psychiatrique de San Clemente
Une dernière remarque, enfin. Par rapport au mot, la photographie fixe l’image ; elle agit comme une ancre à laquelle toutes les idées périphériques seront rattachées et reviendront en fin de compte. L’image incarne réellement ce que le mot ne fait qu’évoquer, laissant libre l’esprit et l’imagination ; peignant une situation spécifique, la photographie est plus forte que le mot qui ne fait qu’esquisser les choses, ce qui rend la photographie plus attractive. Pourtant ce phénomène, qu’on retrouve notamment chez les amateurs de pornographie, univers dans lequel l’image photographique (fixe ou animée) est hégémonique par rapport au texte, qui tombent sous les charmes faciles de l’image se révèle finalement bloquer leur imagination sur ces images, empêchant ainsi toute autre construction mentale de se faire. Ce qui est résolument dommageable dans l’imaginaire sexuel ainsi que dans tout domaine exigeant imagination et intimité n’est pourtant pas absolument un handicap quand il s’agit d’information : le fait qu’une image, aussi simple et rapide à appréhender, puisse avoir une aussi grande force dans l’esprit de ses spectateurs est un avantage de taille pour la propagation et l’impact de l’information.
Ulrich Lebeuf - Antonyme de la pudeur
Avec une certaine éducation à l’image – notamment au sujet de la crédulité et de l’épuisement de l’imagination –, je crois résolument que la photographie peut être un outil extraordinaire d’information. Loin de bloquer l’esprit, ces images peuvent être le point de départ au rêve et à la création, à l’imagination. Les photoreporters pourraient alors rêver d’atteindre l’idéal éluardien : « Voir, et donner à voir. »
Jeff Wall - Dead Troop Talk [8]



[1] Yves Michaud l’évoquait d’ailleurs dans l’entretien que nous avons réalisé avec lui récemment.
[2] Barthes, leçon inaugurale au Collège de France, 7 janvier 1977.
[3] Lacan
[4] Ibidem
[5] Voir par exemple le pitch du film Time out
[6] Voir l’article de Michaud cité précédemment
[7] Rappelons par exemple la manipulation dont avaient été victimes les journalistes à Timisoara.
[8] Cette photographie reproduit sur le mode grotesque mais savant les scènes militaires dont nous sommes saturés à chaque conflit, ici plus particulièrement la guerre des soviétique en Afghanistan.

samedi 10 décembre 2011

Le Cheval de Turin, un film sur le rien

En réponse à l'article de Bérenger

Un cheval, un homme, sa fille, et leur vie inlassablement répétée à l'identique. Seuls les angles changent. Les pommes de terre fumantes. Le paysage secoué par le vent. La maison rudimentaire. S'habiller. Se déshabiller. Gestes terre-à-terre. Et en haut les éléments se déchaînent.

La photographie du Cheval de Turin est réussie : le noir et blanc rend les fumées diaphanes, presque irréelles. Il y a un jeu entre l'immobilisme du dedans et la furie du dehors particulièrement bien rendu. Les deux acteurs ont des gueules extraordinaires. Immobiles lors de la scène finale, le film prend une dimension picturale.

Les jugements de valeurs se discutent, mais ne se disputent pas. Pour moi, l'art doit émouvoir. Le Cheval de Turin ne fait que nous mettre à l'épreuve pendant trois heures, à l'instar de la définition que donne Susan Sontag des happenings qui "maltraitent le spectacteur". Ici, pas d'effet de choc, mais une suite de plans très lents. Peu de paroles sont proférées, souvent les mêmes, "le dîner est prêt". L'ennui à l'épreuve de trois heures.

La qualité d'un film ne dépend pas de sa durée, ou de la tenacité du spectateur à comprendre un film qui déjoue ses attentes. L'art ne relève pas uniquement du savoir, mais de la sensation. Les films et les pièces de théâtre tendent à être de plus en plus longs, comme si, en creux, se lisait la critique du zapping : sommes-nous encore capables de prendre le temps ? De rester attentifs trois heures durant ?

De plus, ce film pose la question du plaisir et du divertissement. Qui, face à ce désert apocalyptique, ne subit pas ce film ? La grâce de certaines images, bien sûr, nous envahit, mais les quelques notes de violon crissées à l'infini ? L'art doit-il être désagréable ?

Enfin, la référence lointaine à Nietzsche semble d'emblée cerner un public : le Cheval de Turin, un film pour les happy few ?

mercredi 7 décembre 2011

Pour Bela Tarr

Si, selon Robert Bresson, « un film n'est pas fait pour une promenade des yeux, mais pour y pénétrer, y être absorbé tout entier », alors Le Cheval de Turin, du hongrois Bela Tarr, est un film. Je vous conjure d’aller le voir. Peut-être n’aimerez-vous pas. Il se peut que, comme certains des spectateurs dans la salle, vous rigoliez, ou pestiez devant ce qui vous semblera être « du snobisme » (1). Peut-être, par moment, trouverez-vous le temps long ; peut-être la radicalité simple de l’esthétique du film vous déconcertera. Cela a été, à de rares moments, mon cas. Il n’empêche. Il n’empêche que l’expérience que vous vivrez, si seulement vous voulez bien accepter que le cinéma ne soit pur divertissement, si vous admettez qu’un plan peut durer plus de 10 ou 20 secondes, sera durable. La radicalité, sous quelque forme que ce soit, a cet inconvénient d’être difficile à saisir, à cerner ; mais alors, quand nous faisons l’effort de la comprendre, alors nous touchons du doigt une expérience qui dépasse notre petit moi et notre petit plaisir immédiat. Excluant la facilité, ne touchant que ceux qui veulent bien être touchés par la grâce, ne cherchant pas à être aimée de tous – mais ne le refusant pas nécessairement -, la radicalité, paradoxalement, confine parfois à l’expérience universelle. Le but n’est pas forcément, ici, d’éprouver un plaisir immédiat – quoique cela soit possible - ; il se peut que nous n’aimions pas, que nous y trouvions à redire. Mais ne pas s’y frotter relève de l’inconscience.




Alors, je vous en prie, allez voir Le Cheval de Turin, du hongrois Bela Tarr.



1) Spectateur dans la salle du MK2 Rambuteau, Paris, le dimanche 4 décembre à 16h58

lundi 5 décembre 2011

Entretiens photographiques : Y. Michaud

Entretien précédent : Jean-Marc Lacabe

Yves Michaud à son domicile - Boulet/de Pontbriand Vieira



SYNTHÈSE

Le 23 novembre 2011
Dans cet entretien, Yves Michaud décrit la photographie comme une pratique complètement intégrée à l'art, une partie, une composante de ce qu'on appelle aujourd'hui art, contredisant complètement ce que j'essayais de voir comme une pratique indépendante et hermétique. D'ailleurs, dans la suite de l'entretien, M. Michaud poursuit logiquement en tirant les leçons du modernisme, enlevant à la photographie sa spécificité d'être reproductible : l’œuvre unique, dit-il, n'est finalement qu'un fantasme hérité du romantisme et que nous devons mettre à distance. L’œuvre unique n'est finalement historiquement jamais pertinente hormis dans une période qu'a ouvert le romantisme et dont nous observons aujourd'hui les ultimes avatars. En ce qui concerne le photographie, l'unicité de l’œuvre n'est pas plus dans le tirage que dans la matrice (négatif, fichier raw...) comme je le demandais, mais dans sa place au sein de l'histoire de l'art, l’œuvre existant en tant que concept, dans son essence en dehors de toute existence réelle.
La particularité de la photographie dans l'art n'est pas, pour M. Michaud qui se positionne contre une école de pensée notamment représentée par Michael Fried, dans sa lutte contre le concept d'art comme je l'imaginais mais plutôt, en rendant évidente sa reproductibilité, contre le concept passéiste romantique de chef d’œuvre.


Yves Michaud à son domicile - Boulet/de Pontbriand Vieira


Merci à M. Michaud
Photographies réalisées par Anna de Pontbriand Vieira et Louis Boulet à son domicile
(photos non définitives pour le moment)

Entretien suivant : Thierry Marlat

vendredi 2 décembre 2011

Lewis Hine, ou photographier la misère

Lewis Hine


 L’exposition des photographies de Lewis Hine qui se tient actuellement à la Fondation Cartier-Bresson a le mérite de poser une question de façon extrêmement aigüe pour le spectateur contemporain que je suis – et, j’espère, que vous êtes aussi -, la question de la photographie de la misère. Si cela a été une évidence durant de nombreuses années, peut-on encore affirmer que la « mission » de la photographie ou du photoreportage est encore de présenter, représenter et publier les différents problèmes sociaux ou politiques de l’actualité ? Et, le cas échéant, si la photographie revendique une telle implication politique, de quelle manière devra-t-elle s’en acquitter ?

Robert Capa - Le débarquement de Normandie

Le premier point à analyser est celui du devoir moral ; le photographe a-t-il le devoir, ou le pouvoir, de photographier la misère, les sujets sociaux difficiles ? Ces questions naïves peuvent paraître aujourd’hui un peu désuètes et sont immédiatement frappées de suspicion à cause des nombreuses dérives dont font preuve la plupart des médias à l’égard des catastrophes, petites ou grandes, humaines ou naturelles, qui sillonnent le monde. Il n’y a qu’à allumer sa télévision et regarder les informations pour être écœuré par le traitement dont font l’objet ces événements, évacués en quelques secondes entre la météo et la pub’. L’information est devenue aujourd’hui un objet de consommation comme un autre et on le prodigue au client, devenu fainéant, comme il l’entend : juste assez pour ne pas se sentir coupable, mais juste assez peu pour qu’il ne s’ennuie pas et ne se pose pas trop de questions. La vraie information, quand elle existe encore, est aujourd’hui non plus cachée et secrète mais plutôt dissoute sous le flux de la désinformation et demande un effort – et un temps - encore plus grand pour être atteinte ; nous savons d’ailleurs tous que ces médias-là, les sites ou les journaux qui s’attachent réellement à l’information, lorsqu’ils ne souffrent pas de leur faible visibilité, sont l’apanage des classes sociales les plus éclairées. En ce qui concerne la photographie – et le journalisme d’investigation, d’ailleurs -, l’âge d’or qu’a pu représenter l’après-guerre avec des photographes tels que Cartier-Bresson ou Capa, et qui se caractérisait par une très forte politisation de l’information et de ses acteurs en même temps qu’une énorme popularité de leurs reportages, cet âge d’or est définitivement terminé, achevé par la raison économique[1]. Enfin, malgré la démonstration de cette débauche et ces excès, il ne s’agit pas ici d’interdire à quiconque de parler ou de photographier quelque sujet que ce soit, mais de réfléchir aux raisons qui peuvent nous pousser à en être les producteurs ou les spectateurs, en espérant qu’elles soient nobles et louables. 

Stanley Greene - Tchétchénie, Grozny


Il est alors souvent question de dénoncer, c’est-à-dire de traiter un sujet en vue d’en publier les conditions, jugées comme inacceptables (« signaler comme coupable », selon le Robert). Cet espoir est ici comparable à l’idéal humaniste : on imagine que les choses mauvaises arrivent faute de connaissance et que la propagation de la lumière sera aussi la propagation de la paix. Il suffit alors de citer cette page de Claude Simon, à propos de l’incendie de la bibliothèque de Liepzig, pour montrer la rupture moderne et définitive causée notamment par la seconde guerre mondiale :
« à quoi j'ai répondu par retour que si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisémentimpuissant a empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l'a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l'humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité.»[2]
 La naïveté d’une telle idée n’est plus acceptable aujourd’hui ; il ne suffit pas de parler d’un sujet, de l’éclairer de la lumière la plus puissante, la plus claire ou la plus intelligente qui soit pour en enrayer le développement. La réaction inverse reviendrait à dire : « Si ces braves gens que sont les photoreporters tiennent tant que ça à changer le monde, qu’ils s’engagent, qu’ils engagent leur corps plutôt que de rester à distance en se déculpabilisant ! » Et ceux qui font l’apologie de l’action de s’indigner à chaque fois que le milieu journalistique est en émoi à l’annonce de la perte d’un de ses confrères alors que des milliers de civils meurent chaque jour[3]. Il n’est cependant pas possible non plus de tenir une telle position longtemps car toute action n’est bonne que lorsqu’elle est soutenue par une analyse réfléchie, profonde et intelligente ; d’ailleurs, hormis quelques photographes comme Stanley Greene, rares sont les journalistes – et encore plus rares les cœurs charitables que sont les « hommes d’action » - à s’être aventurés sur des terrains contemporains dangereux comme la Tchétchénie. 

James Nachtwey - Hutu man

Entre ces deux positions antagonistes, celle de l’action à tout prix et celle de l’analyse détachée, intervient le critère d’efficacité. Devrait intervenir, faudrait-il dire, car là encore il est difficile d’être catégorique. En effet, l’efficacité du reportage photographique est une des grandes questions qui le traversent ; comment savoir, comment dire s’il est plus efficace qu’un homme s’engage comme soldat ou comme journaliste ? Au niveau photographique, un conflit symbolique de l’échec de l’information fut celui de 1936 en Espagne ; en effet, jamais un conflit n’avait été autant étudié ni sujet à des publications auparavant, et rarement il fut concurrencé ensuite. Nombre de journaux, y compris petits journaux locaux, payèrent des envoyés spéciaux qui restaient souvent longtemps sur le terrain et publièrent presqu’unanimement des numéros sur ce conflit. Pourtant, cette guerre eut la conclusion que l’on sait et Franco fut le dirigeant fasciste à la plus grande longévité. Il faut cependant remarquer que l’époque était différente et que ce déchainement médiatique en faveur de la République espagnole avait eu pour conséquence – ou bien serait-ce pour cause ? – un engagement très fort des civils des pays voisins auprès des résistants espagnols. Si le conflit de 36 est symbolique de la défaite du photojournalisme (défaite idéologique seulement, car il signa dans le même temps le début de la consécration économique de ce modèle jusqu’à la débandade contemporaine), il l’est aussi de l’engagement militaire ; il pourrait être en fin de compte l’exemple dissuasif de tout engagement. Mais les exemples étant indéfiniment multipliables, citons Lewis Hine, justement, dont les nombreuses photos eurent notamment pour effet le vote d’une législation sur le travail des enfants, comme ne manque pas de le rappeler l’exposition. 

Richard Drew - Falling man (11/09)


Il est presque impossible de dire quelle position est la plus efficace et, faute d’une étude approfondie sur le sujet, on ne peut que souhaiter un bon équilibre des photoreporters et des combattants. Enfin, puisqu’il faut des photoreporters, il faut aussi déterminer quelles en sont, quelles devraient en être, les règles ; ou au moins qu’elles soient équitables. C’est ainsi l’hypocrisie latente des reporters et des journaux occidentaux analysée par Yves Michaud[4] au moment du 11 septembre où toute image fut censurée par les américains tandis que rares sont les autorisations demandées par les journalistes sur les terrains de guerre pour publier des photographies des victimes dans des situations peu avantageuses ou difficilement vérifiables. S’il est nécessaire de produire des documents – y compris photographiques – sur les événements difficiles de notre époque, des précautions doivent être prises quant à leur traitement (et notamment tout ce qui concerne la contextualisation du document qui, on le sait, ne parle jamais tout seul), et surtout pour les photos qui ont un lien plus serré avec le réel.

Hocine - La madone algérienne

Nous reviendrons dans un article suivant sur les manières de produire et de publier ces « documents de la misère ».

Gilles Caron - le cinéaste et photographe Raymond Depardon pendant la guerre civile au Biafra, août 1968[5]


[1] Le supposé renouveau du journalisme par le « webdocumentaire » doit toujours convaincre de sa viabilité économique et de sa diffusion massive.
[2] La Route des Flandres, Claude Simon, p.211
[3] La récente guerre en Irak a été à ce sujet éloquente : les journalistes pleurent un des conflits les plus mortels de leur histoire avec 107 morts quand plus de 100 000 civils irakiens seraient morts dans cette même guerre.

mardi 29 novembre 2011

Entretiens photographiques - J.M. Lacabe




SYNTHÈSE

Le 27 octobre 2011 
Jean-Marc Lacabe est aujourd'hui directeur artistique de la Galerie du Château d'eau à Toulouse. Dans cet entretien, après avoir évoqué sa jeunesse et l'itinéraire personnel et professionnel qui l'a mené jusqu'ici, il discute la notion aujourd'hui ambivalente de la photographie. Alors que certains ouvrent une dichotomie entre "photographie d'artiste" et "photographie d'auteur", M. Lacabe abolit ces distinctions et affirme qu'il n'existe que des travaux photographiques, bons ou mauvais, qu'en aucun cas - que ce soient les Becher, Wall ou d'autres artistes - il n'existe de rupture esthétique, intentionnelle ou plastique entre eux et les autres photographes. Tout au plus s'installe une séparation de ces deux mondes dans les réseaux et les marchés, les marchés de l'art, plus intéressants financièrement attirant de plus en plus de photographes.




Merci à M. Lacabe
merci à Julie pour son aide

A suivre : Yves Michaud

samedi 26 novembre 2011

Mea Culpa, ou De l'Homme Changeant. Première partie.

     Cet article, qui fait suite à celui que j'ai publié il y a deux jours à propos du film "Intouchables", vise à apporter  une légère correction à l'opinion bien tranchée que j'en avais.

    Souvenez-vous de mes glapissements outragés et péremptoires, rappelez-vous de quelles formes outrageantes s'est revêtu mon discours, discours qui ne s'embarrassait pas de subtilités langagières  hypertrophiées, discours imbu de lui-même, à l'image, peut-être, de son auteur ; mais que celui qui n'a jamais médit sans connaitre me jette la première pierre.

    Il me faut reconnaitre mon erreur. En effet, "Intouchables", en tant que film comique, est une réussite. Il est drôle. Il est assez finaud. Il n'a rien à voir avec ces films de beaufs regardés par des beaufs (les amateurs des "Bronzés" peuvent se sentir visés, puisque c'est entre autre vers eux que vole, iridescent  et pailleté, mon mépris non dissimulé). Il nous fait, parfois, réfléchir, tant le comique et l'absurde de certaines situations font ressortir avec acuité nos accès de misère et de lâcheté à nous, spectateurs. En cela, c'est une réussite. Il y a une certaine sincérité dans ce film qui fait que l'on en ressort sans avoir l'impression d'avoir été pris pour un imbécile.

     Ce qui pose cependant problème, c'est le "sous-texte", cette idéologie, ou, pour être plus juste, ces idées, ces stéréotypes, qui, au prétexte de faire rire, ne font que renforcer certains présupposés, comme on dirait en sociologie. 
Ainsi, un exemple concret de l'idée que l'on se fait de l'art contemporain émerge à plusieurs reprises au cours du film. Il est toujours payant de placer deux ou trois bourgeois, dans une galerie, devant une œuvre incompréhensible, qui a tout l'air d'être d'une ineptie et d'une vacuité sans nom (1) (que l’œuvre ressemble à un vague gribouillis ou à une vilaine tache est un plus - c'est le cas ici). Faites donc discourir ces bourgeois (qu'ils prennent l'air pénétré en se tenant le menton tout en hochant la tête constitue un plus) de manière à que leur péroraison nous fasse bien saisir le côté artificiel et hypocrite de cet art. Et puis, brisez la glace en faisant intervenir un esprit naïf, enfantin, un bon sauvage que n'aurait pas contaminé le vice de la civilisation qui, par la vertu rafraichissante de son intervention va susciter, par le rire qu'il provoque, une véritable prise de conscience de la fausseté de nos rapports à l'art, à l'argent, et, finalement, à la vie. Opposez tout d'abord sa vivacité, sa vitalité, à l'immobilité contemplative qu'implique une œuvre (l'assimiler à l'ennui est un plus). Montrez bien à quel point ils sont ridicules, ces bourgeois pénétrés de respect pour ce truc bizarre collé au mur (insister sur le caractère minimaliste du lieu, d'une blancheur immaculée, froide,  est un plus).
Continuez votre travail de sape en mettant en avant le prix extravagant de cette œuvre (en l'occurrence, 40 000 euros, - que le bon sauvage écarquille les yeux en ouvrant grand la bouche est un plus), et enfin terminez en faisant remarquer par le bon sauvage que lui aussi pourrait en faire autant (ce qui donne, dans le cas présent, "alors le mec il a saigné du nez et il a fait une toile").
Bien sûr, il s'agit d'une caricature, destinée à faire rire ; bien sûr, il n'y a pas d'inscription sur l'écran disant "L'art contemporain, c'est de la merde". Bien sûr, toute caricature n'est que l'exagération d'une situation réelle ; on ne peut nier que le monde de l'art contemporain est devenu en grande partie un business, qui brasse des millions, que certains utilisent comme "marqueur social" en se pâmant devant des œuvres auxquelles ils n'entravent que dalle. Le problème, c'est que cette vision réductrice est la seule qui nous est proposée ici. On aurait tendance à oublier qu'il existe des artistes qui ne sont pas cyniques,  qui ont une vraie démarche, on oublie que ces artistes justifient leur travail et ont une vraie vision, s'inscrivant dans un courant de pensée, théorique, artistique, etc., ce qui est totalement occulté par ce genre de films.

    Vous pouvez aller dans n'importe quel musée d'art contemporain, si vous ne lisez pas la présentation des artistes et de leurs œuvres, vous ne comprendrez rien. Si vous voulez comprendre immédiatement et avoir une sensation instantanée, vous allez dans le salon de votre grand-mère admirer ses magnifiques points de croix ou cette fabuleuse aquarelle de Pornic achetée en 1975 lors de sa trentième année de mariage ; ou alors, vous vous rendez au Louvre regarder la Joconde (et encore, combien de personne regardent-elles ce tableau en connaissant à peine l'auteur, si peu l'époque, ne sont pas capables de le restituer dans un quelconque contexte historique. C'est un autre débat, de l'universalité et de l'immémorialité du beau, qui aura lieu plus tard).

    En somme, la vision de l'art que professe ce genre de film est extrêmement réactionnaire, oubliant que l'art, depuis une bonne centaine d'années, se préoccupe de moins en moins du beau, qu'il donne à réfléchir peut-être plus qu'à voir et que, oui, il ne se donne pas immédiatement mais impose au spectateur un questionnement, une attention, oubliant en somme que l'art n'est plus décoratif.
Ainsi il est facile de faire du populisme en adoptant les oripeaux du parler vrai opposé à cette idée fantasmée d'un parler officiel et réactionnaire ; finalement, ce film ne propose rien d'autre qu'une idéologie du divertissement, où tout doit être facile, léger, divertissant, immédiatement compréhensible. Un monde d'où toute gravité aurait disparue, dans lequel tout devrait être drôle, fun, que nous devrions "kiffer grave", comme le dit notre bourgeois handicapé - et c'est à ce moment du film que le spectateur comprend, ému, les larmes aux yeux, que ça y est, que notre handicapé a franchi la frontière, celle qui le séparait du triste monde gris et terne de la culture savante pour entrer de plain-pied dans le monde merveilleux de la culture populaire, qui vit, ELLE ! Il se baladait dans un triste film en noir et blanc et se retrouve projeté en Technicolor chez le magicien d'Oz.
Et putain, ouf.

Nous verrons dans le prochain épisode de quelles autres manières s'incarne cette polarisation binaire entre "culture savante" et "culture populaire". Et vous allez kiffer, les keums.






1. On retrouve la même situation dans "Mon pire cauchemar" d'Anne Fontaine, actuellement au cinéma. 


lundi 21 novembre 2011

Bébête, Dada ?


Dada charrie dans ses eaux deux corps élémentaires : le mystère de son nom et les scandales qui y sont associés. De ces deux linéaments naissent des liens assez spontanés avec l'idée de bêtise. Le nom seul est en ce sens plus éloquent que toutes les légendes censées le justifier, éclairer ses origines (et dont la plus fameuse est celle du dictionnaire et du coupe-papier – mais on le sait, jamais un coup de dé …) il renvoie au monde de l'enfance, de l'infra-langage (in-fans), de la matière du mot - du mot qui est matière avec laquelle l'enfant joue ; qui est pure désignation. Bêtise originelle que n'informe pas le langage. Dada aussi, redondance, vase clos du signifiant qui est bégaiement, qui est, d'une autre manière, défaut d'éloquence, qui ne veut (peut) rien dire, « littéralement et dans tous les sens ».
 
Les scandales s'agrègent au nom (si bien que s'il dénote un mouvement artistique, il en est venu à connoter la déflagration du Scandale et son anti-conformisme). Scandale que sème dans la société bourgeoise du début du siècle dernier ce mouvement régressif, vil, violent, corporel – ce mouvement bête, qui fait surgir la bête tapie en nous[1], qui éprouve la résistance de la civilisation à ses propres tabous.

Picabia -  Fille née sans mère

Bête, une bête, Dada l'est vraiment dans sa volonté affichée de destruction absolue, à commencer par celle de l'Art, et de ses icônes. Dada sape scrupuleusement la notion d'Art par un recours permanent à la trivialité, à des matériaux vils, censément réfractaires à tout potentiel esthétique. Dada fait feu de tout bois ; envie de table rase, de ne plus rien laisser sur pieds : « balayer, nettoyer », dira Tzara[2]. Nihiliste, Dada ? Il le voudrait bien, mais il ne faut pas oublier que « le nihilisme intégral, en matière d'Art ou de poésie, n'existe pas. Toute destruction entraîne une construction. »[3] Ainsi, par sa volonté même de négation totalisatrice, Dada met en place les conditions de son affirmation. Si l'on s'en tient à la poésie : en ayant recours à des formes verbales dégradées (publicité, journaux, lieux communs) et par le principe de la libre association, Dada donne naissance à une langue absolument spontanée, libérée, in-correcte, im-médiate. Dada révèle le potentiel poétique d'une forme méprisée, ostracisée du langage verbal : le langage bête. Bête parce que primitif (on en revient toujours au nom …), primitif parce qu'impliquant deux horizons de notre être que l'on nous apprend soigneusement à canaliser, à évacuer – à civiliser : l'inconscient, et le corps, qui deviennent creusets, supports de l'expérience plastique et verbale. De cette manière, il parvient à « atteindre l'être dans sa cohérence, ou mieux, dans sa cohérence primitive (…) unité absurde seule originelle »[4].
 
Dada, en détruisant ce qui l'empêche, en « crevant l'abcès du subconscient », laisse remonter des bas-fonds de notre être ce qu'il contient de fondamentalement poétique, au sens de créateur. L'énergie destructrice de Dada est la voie vers ce qu'appelait de ses vœux le Cabaret Voltaire de Zurich : « l'art le plus nouveau », que la spontanéité de la bêtise déleste enfin de sa majuscule.


[1]« Et le Voreux, au fond de son trou, avec son tassement de bête méchante, s'écrasait davantage, respirait d'une haleine plus grosse et plus longue, l'air gênée par sa pénible respiration de chair humaine. » E. Zola, Germinal
[2]Manifeste Dada, 1918
[3]M. Sanouillet
[4]J. Rivière

jeudi 17 novembre 2011

Les Intouchables, insupportables ?

 

La bande-annonce du film "Les Intouchables", qui s'annonce comme l'événement box-offistique de cet automne (il devrait, hélas, atteindre les 10 millions d'entrées), m'avait fait m'étrangler devant l'ineptie de la chose. La seule vue de cette bande-annonce, la minute trente qui m'avait été infligée avait laissé dans ma bouche un goût sucré, comme si quelqu'un m'avait forcé à ingérer un mélange de miel et de sirop d'érable, mâtiné d'un  peu sirop de canne pour faire bonne mesure, tout en m'enjoignant, pistolet braqué sur la tempe, de trouver, par avance, ce brouet "magnifique et formidable". Je décidai donc de boycotter ce qui me paraissait n'être que le dernier avatar d'une entreprise de phagocytage de la pensée et de dépolitisation de l’œuvre d'art. Ou quand le divertissement n'est plus seulement divertissant, mais également acte de propagande et de désinformation, qui ne constituerait plus que la légitimation d'un ordre social injuste dont il me faut dire de celui qui ne l'abhorre pas qu'il est, au mieux, un inconscient, au pire, un beau fils de pute. 
Et puis vint cet article de Libération, reproduit ci-après, qui semble confirmer exactement ce que j'avance, et qu'il m'a semblé utile de porter à votre connaissance.
Alors bien sûr, je vois déjà poindre les critiques à l'horizon, comme la tempête qui se lève au loin sur le terrible Pacifique (et quel nom trompeur en vérité), prête à emporter mon fragile esquif critique. 
La première va consister à mettre en pièce la validité de mon jugement au prétexte que je n'aurais pas vu le film. Outre le fait qu'il me semble tout à fait possible de porter un jugement sur une œuvre que l'on n'a pas vue, ou lue, en se basant sur différents éléments, (et en l'occurrence la bande-annonce, en ce qu'elle porte en elle l'esthétique et "l'idéologie" du film, semble ici amplement suffisante), cette critique sera bientôt caduque dan la mesure où, décidant de faire don de mon corps et de mon réseau synaptique à la science, je me suis décidé à voir prochainement ce film. 
La deuxième, plus intéressante, et plus pernicieuse, car n'étant pas forcément dénuée de tout fondement, ou, du moins, mettant au jour un syndrome dont certains sont effectivement atteints, consisterait à me taxer de "snobisme", "d'intellectualisme", sous le prétexte que, rejetant tout succès dit "populaire" (en l'occurrence, nous pourrions dire "populiste", sans crainte de nous voir opposer un démenti trop difficile à désamorcer), je ferais de ma "différence", et de ma "liberté", une tour d'ivoire dans laquelle je me réfugierais, me tenant ainsi à l'écart de la grossièreté d'un peuple que n'embarrasseraient pas des questions telles que "esprit critique", "réalité sociale", etc. Ce n'est évidemment pas le cas. Je ne fais pas du rejet de l'unanimisme dans cette situation précise une profession de foi dogmatique. Je ne suis pas un gardien du temple. 
Pour finir, remémorons-nous ensemble, je vous prie, ces paroles ailées de Paul Valery, prononcées lors de son discours de réception à l'Académie Française, en 1927.
"La crédulité, pensai-je, n’est pas difficile. Elle consiste à ne pas l’être. Il lui suffit d’être ravie. Elle s’emporte dans les impressions, les enchantements, et toute dans l’instant même, elle appelle la surprise, le prodige, l’excès, la merveille et la nouveauté. Mais un temps vient, quoiqu’il ne vienne pas pour tout le monde, que l’état plus délié des esprits leur suggère d’être exigeants. De même que les doctrines et les philosophies qui se proposent sans preuves trouvent dans la suite des temps plus de mal à se faire croire, et suscitent plus d’objections tellement qu’à la fin on ne retienne plus pour vrai que ce qui est vérifiable, ainsi va-t-il dans l’ordre des arts. Au doute philosophique ou scientifique, vient à correspondre une manière de doute littéraire."
A "doute littéraire", nous pourrions substituer le terme "doute artistique". Par cela nous entendons, bien sûr, polysémie, multiplicité des sens, remise en question, recherche formelle, etc. Concepts que semble ignorer royalement ce film ; mais chut : nous ne voulons point troubler la douce quiétude des esprits alanguis ; nous ne voulons point prendre le risque de nous faire traiter de pisse-vinaigre par la populace engourdie ; ainsi nous retirons-nous dans cette nuit fuligineuse qu'éclaire seulement la lueur vacillante d'un alcool interdit.

NOTA BENE : les passages passés en gras, que ce soit dans le texte de Paul Valéry ou dans le corps de l'article, l'ont été par nos soins.

 

   «Intouchables»? Ben si…

Par GÉRARD LEFORT, DIDIER PÉRON, BRUNO ICHER 
Bisounours. Enorme succès, la comédie sociale bien pensante d’Eric Toledano et Olivier Nakache, déploie tous les unanimismes du moment. Visite guidée.

Omar Sy et François Cluzet, dans "Intouchables". - Thierry Valletoux
Au lendemain de la troisième Journée mondiale de la gentillesse, entre Intouchables et Indignés, nous sommes pris dans les deux mâchoires d’un même étau : dire du mal, c’est pas bien. La comédie d’Eric Toledano et Olivier Nakache, sortie le 2 novembre, n’est déjà plus un film mais, du haut de ses plus de 2 millions d’entrées, un de ces fameux phénomènes de société qui contraint à se poser la question de l’unanimité. Intouchables, la polysémie du mot est riche : elle désigne la plus basse extraction dans le système indien des castes, pas touche aux intouchables, parias et maudits. Mais toucher aux Intouchables ce serait aussi toucher aux Incorruptibles (the Untouchables en VO) avec le risque afférent de se prendre, au mieux, une baffe. Touche pas aux Intouchables, comme on dit «Touche pas à mes potes !» Osons cependant que le succès du film est le fruit d’un conte de fées cauchemardesque : bienvenue dans un monde sans. Sans conflits sociaux, sans effet de groupe, sans modernité, sans crise. A ce titre, en cet automne, il est LE film de la crise, comme si la paralysie d’un des deux personnages principaux n’était pas seulement celle du film, mais celle d’un pays immobilisé et de citoyens impotents à qui il ne resterait plus que leurs beaux yeux pour rire et pleurer. Le beau et plat pays des Bisounours raconté par un film terriblement gentil. Visite guidée en sept symptômes.

L’histoire, c’est vrai
A deux reprises, Intouchables souligne que «ceci est une histoire vraie». Une première fois dès le générique, comme des centaines d’autres films qui trouvent dans cette formule magique la légitimité indiscutable de leur propos. Peu importe la manière dont cette histoire va être racontée, elle est «vraie». Avec ces Intouchables, on est donc aimablement priés, un flingue émotionnel sur la tempe, de s’attendrir sur la situation respective des deux personnages, l’un grand bourgeois dans un corps cabossé (tétraplégie), l’autre, black de banlieue, abonné au chômage. Au cas où les larmes ne seraient pas montées par litres aux yeux des spectateurs, une dernière couche est apposée au générique de fin. Les «vrais» personnages, ceux qui ont inspiré Omar Sy et François Cluzet, Philippe Pozzo di Borgo et Abdel Sellou, surgissent comme une sorte de preuve à l’appui. L’expression de «chantage au vécu» reprend plus que jamais de la vigueur.

La lutte, c’est pas classe
Intouchables promeut l’union sacrée des riches et des pauvres confrontés à leur échelle aux adversités de l’existence. La fable abolit la méfiance qui règne entre classes sociales et la remplace par un mélange de bonhomie et de sans-gêne. Personne n’exploite personne et les écarts de fortune ne sont jamais un problème ou même un facteur de frustration (du côté des employés). La comédie sociale française organise régulièrement ces rencontres entre bourgeois et prolos. On l’a vu dans les Femmes du 6e étage de Philippe Le Gay, ou récemment dans Mon Pire Cauchemar d’Anne Fontaine (une galeriste d’art et un beauf alcoolo doivent cohabiter au nom de l’amitié entre leurs enfants). Le plaisir collectif pris à ce type de fiction, c’est sans doute que le conflit global entre mondes sociaux (le thème de la domination) est ramené à une série d’incompréhensions factuelles et faciles à surmonter. Les antagonismes deviennent des quiproquos, les sources de révolte finissent en éclat de rire.

L’argent, c’est gentil
Philippe est milliardaire, Driss pointe au Pôle Emploi. Mais on se saura jamais combien ça leur rapporte à l’un ou à l’autre. Ni le montant du salaire octroyé au second pour devenir l’employé du premier. Quant à l’origine de la fortune du tétraplégique logeant dans un hôtel particulier à Paris… Boursicoteur, escroc financier, marchand d’armes, héritier ? A deux reprises cependant, il est question de certaines sommes. Lors d’une estimation d’un tableau d’art contemporain (plus ou moins 50 000 euros) et, surtout, lorsqu’il s’agit de rétribuer les débuts de Driss dans la peinture : 11 000 euros pour sa première toile, le compte est bon sous nos yeux en grosses coupures. Un black payé au noir (rires ?) Sinon l’argent invisible sert à se payer une armée de domestiques, des grands restaurants, des séjours dans les palaces, des allers-retours à la montagne en jet privé, des vêtements de luxe. Pour information, la Maserati, très présente à l’écran, dans le rôle du véhicule principal, coûte environ 130 000 euros.

(...)

L’autorité, c’est grave
Driss a fait de la taule, mais il baisse la tête devant maman quand elle lui dit qu’il est un vilain garçon. Plus tard, Driss gronde son petit frère de 15 ans qui fait le dealer pour des mafieux du quartier. Il le «recadre» (le verbe est dans le film) comme il «recadre» la fille adoptive de Philippe, archétype de la gamine gâtée-pourrie qui ne respecte personne. Il remet aussi à leur place des automobilistes mal garés («Toi, Patrick Juvet, tu dégages !»). Le personnage du banlieusard foutraque, qui a des armes dans son sac de voyage et nargue les flics en roulant à 300 à l’heure sur l’autoroute, est aussi, quand ça l’arrange, le gardien sourcilleux du bon ordre. La morale à géométrie variable, assaisonnée de leçons de vie, est évidemment un ressort efficace pour tous et n’importe qui, car chacun veut la loi pour les autres et la liberté pour soi.

La culture, c’est pire
L’art contemporain ? Une imposture puisque j’en fais autant tous les matins dans ma salle de bains. La musique classique ? Un ennui à périr. L’opéra ? Une plaisanterie, d’ailleurs j’en ris. Baudelaire ? Un pensum, antidrague. Tout cela dit au nom du parler banlieue, du parler d’en bas, du parler incorrect, tous synonymes du parler vrai. Qui n’est pas du tout le fantasme d’un parler minoritaire, mais un parler dominant. Le film ne parle pas le français, il parle le TF1 en première langue et le Canal + en option travaux pratiques.

L’émoi, c’est mou
Pas besoin de micro-trottoir à la sortie des salles pour recueillir les émotions : on a passé un super-moment ensemble ; c’est distrayant ; mes enfants ont a-do-ré ; on rit, on pleure, que demander de 
plus ? Plus, toujours plus, justement. La dictature de l’émotion comme cache-misère de l’absence totale de pensée. Cet enfumage relève d’un marketing qui, bien au-delà d’un film, infeste la production culturelle majoritaire et son commentaire et fait pousser sa mauvaise graine dans le champ de la politique. Etre ému, c’est être pitoyable, ricaner et pleurnicher en masse au spectacle payant de ses propres néants et damnations. D’ailleurs le film, dans un rare moment d’égarement, le pense lui aussi, quand Philippe dit qu’il aime Driss parce qu’il est sans pitié !


D’autres succès possibles…

Par GÉRARD LEFORT, DIDIER PÉRON


Quelques propositions de suites libres de droit. Titre de travail, les Nains touchables : «Un aristo rencontre un lascar vicieux qui lui vide son compte en banque avant de le pousser sous une rame de RER.» Ou bien : «Un aristo rencontre un ouvrier bien gaulé. A la suite d’un rapport SM un peu sportif, il devient tétraplégique.» Ou bien : «Un ouvrier, pris de boisson, tombe d’un échafaudage Bouygues. Il est relevé par un grand bourgeois catholique récemment converti à l’islam intégriste qui lui donne son portefeuille d’actions Areva, ses bénéfices de spéculations sur la dette grecque et le code d’accès à son paradis fiscal. Le prolo, politisé à mort, le prend mal. Résultat : le fauteuil roulant.» Ou bien, version costumée : «Sur une île déserte, Crusoé, banquier échoué à la suite d’une croisière VIP mal préparée, se met à la colle avec Vendredi, un indigène accort et pas bégueule qui lui apprend toutes les coutumes de son beau pays. Mais les conditions sanitaires laissant à désirer, Crusoé attrape des maladies. De nouveau, fauteuil roulant, mais en bambou cette fois. Peu commode sur la plage.»