lundi 19 septembre 2011

Georges Rousse, la photo comme volonté


Georges Rousse
L’œuvre photographique de Georges Rousse a l’avantage d’être d’une extrême cohérence sans être répétitive ou lassante. Toutes les images de l’artiste traitent en effet de sa relation avec un lieu, la plupart du temps un lieu abandonné, et la plupart du temps sans aucune présence humaine ; cette relation s’exprime par le biais de la peinture, dont il couvre à son gré un lieu de son choix. Au départ, la photographie est utilisée par Georges Rousse pour immortaliser cette trace, pour en garder mémoire.
Bien heureusement, la photographie dépasse ici la prétention un peu simple postulée au départ d’être « la mémoire d’un lieu »(1). L’expression utilisée par l’artiste « mise en scène de la peinture » est d’ailleurs symptomatique de cette conscience, dès le départ, que l’œuvre sera photographiée et, partant, qu’elle n’existe qu’en tant qu’elle est photographiée, qu’elle existe pour être photographiée. Rapidement, Georges Rousse travaille sur l’écart – le jeu – entre la perspective que lui offre effectivement le lieu et la perspective telle qu’il la regarde à travers le dépoli de sa chambre photographique. La recherche du paradoxe vise à interroger le spectateur et le faire s’interroger ; le paradoxe comme figure philosophique, qui stoppe net l’évidence et qui réactive une distance à l’œuvre, une réflexion du spectateur.
       Cette stratégie d’implication du spectateur n’est pas nouvelle et peut faire penser à d’autres artistes, tels que Philippe Ramette, par exemple. Mais la recherche n’est pas la même : alors que Philippe Ramette pratique une mise en scène du quotidien, Georges Rousse, à partir du moment où il met en scène la perspective, interroge plus profondément notre façon de regarder une image. Ces longues mises en scène fonctionnent comme de véritables exhibitions de la perspective en tant qu’idéologie (2) telle qu’elle a été mise en place en Europe à la Renaissance. La pratique de sa liberté s’exerce à souligner dans une recherche barthésienne que la perspective est une construction et un choix que l’on fait et non pas un donné, naturel et évident. C’est justement remettre en cause l’ordre fondamental de la photographie qui, sauf exceptions, plie de manière nécessaire le monde et sa représentation à la perspective. L’artiste, par de longues et opiniâtres mises en scène, travaille ainsi minutieusement et subtilement à la destruction radicale d’un mythe de la photographie en tant que document, véridique et instantané et à l’interrogation sur ce que l’on peut ou non appeler un document, jamais pur et toujours redevable à une idéologie.
Georges Rousse
Par cette exhibition de la perspective, qui est finalement le principal sujet de ses photographies, ou plutôt par l’instauration d’un jeu entre plusieurs perspectives, Georges Rousse repousse également une évidence de la photographie comparée à la peinture, sa platitude. L’artiste instaure effectivement un second ordre de perspective : il crée un plan là où il n’en existait pas, par le biais justement de la photographie, médium plat, voire transparent (3), s’il en fut. Ce plan photographié est en quelque sorte une mise en abyme et une métaphore de l’acte photographique même, ainsi qu’il le dira lui-même à propos de ses compositions circulaires ; s’il ne peut combattre la platitude de la photographie à la surface même de celle-ci – auquel cas il ne s’agit plus stricto sensu de photographie -, il choisit de se battre sur le lieu même de la photographie, l’espace représenté. Il déplace l’espace de la planéité de la surface de la photographie à sa profondeur, là où nous ne sommes habitués qu’à voir des espaces perspectivistes et où nous cherchons donc à gratter la surface plane pour retrouver les profondeurs que nous connaissons. Grattant ainsi la photographie, nous lui découvrons une nouvelle épaisseur, tant dans l’espace conceptuel que dans l’espace visuel.
          Car Georges Rousse a manifestement laissé des imperfections dans ses installations, des points d’accroche, d’accostage, par où l’œil peut s’arrimer à la photographie et commencer à y travailler. Il laisse visible le fil de la bobine qu’il nous invite à tirer pour la dévider et comprendre le processus de création. Il nous propose de dévider le réel, « déconstruire le réel », selon ses mots, par la remise en cause de la représentation la plus proche de la vision humaine que nous ayons – la photographie -, la remise en cause de la perspective, c’est-à-dire la façon d’organiser les choses entre elles, mais aussi la remise en cause des choses elles-mêmes que nous voyons. Comprendre que toute vision n’est qu’une représentation du réel.
             Et même, au-delà de la déconstruction, l’artiste nous propose d’interroger fondamentalement le réel et ses représentations (ce qui, finalement, revient au même, n’avons-nous pas accès seulement à des représentations du réel ?), ses photographies s’appuyant, nous l’avons dit, sur des lieux réels, qui existent véritablement, qui lui préexistent et lui survivent, dont l’identification spatio-temporelle est claire et précise (le titre des œuvres est, systématiquement, le nom de la ville et l’année de prise de vue), mais étant pour ainsi dire « muettes », selon son expression, sur ce réel même. En effet, à la manière de ses grands aplats de couleur monochrome, qui rappellent notamment Klein ou Rothko, la photographie ne nous donne rien sur ce lieu ; ce que nous voulons y trouver, nous devons le chercher activement, tout en sachant que l’image ne nous livrera que ce qu’elle voudra nous livrer.
Georges Rousse
       Enfin, plus tardivement dans l’œuvre de Georges Rousse, on remarque l’intégration progressive d’un troisième niveau de perspective. Après avoir démonté le réel, il insère des traces de langage dans ses œuvres, des mots. A la manière des cubistes et des premières expérimentations de Picasso ou de Braque (4), le fait d’intégrer des mots dans un espace de représentation, qui plus est, tracés à la main, souligne encore une fois avec paradoxe à la fois la platitude du médium et sa différence d’ordre avec la planéité absolue que représente la typographie. Dans certaines œuvres, qui plus est, on frôle la tautologie conceptualiste par l’insertion des notes du journal de Rousse, notes relatives justement au processus de création de l’œuvre que nous sommes en train de contempler.
         Référence à l’entrée de la peinture dans la modernité avec les cubistes, complexification de la réflexion avec un niveau de plus, enrichissement de l’œuvre par l’intégration de mots, de notes de travail ou de pensées, le travail de Georges Rousse reste protéiforme dans sa recherche autour de l’espace et du lieu, recherche qui demande – et autorise – une forte participation de la part du spectateur pour s’épanouir.
Georges Rousse
"L'idée que véhicule mon travail mais que je voudrais pousser à l'extrême serait de travailler directement sur un bâtiment entier avant qu'il ne soit détruit. Je ferais un travail de sculpture directement dans la masse entière de l'immeuble, je le prendrais en photo, l'immeuble serait détruit." (5)
 

(1) Les citations de Georges Rousse proviennent de l’entretien de l’artiste dans le dvd Arte Contacts
(2) Erwin Panofsky. La perspective comme forme symbolique et Daniel Arasse, Histoire de peinture. Chap. 4
(3) Clement Greenberg, « The Camera’s Glass Eye : Review of an Exhibition of Edward Weston », in John O’Brian, The Collected Essays and Criticism, vol. 2, Arrogant Purpose, 1945-1949, Chicago, 1986, p. 60-63
(4) Clement Greenberg, Art et culture, « Le collage ». Macula, 1988.
(5) Entretien avec Jérome Sans in Flash Art, printemps 1984.

Pour aller plus loin, outre le dvd d'Arte, 
le site web de Georges Rousse regorge d'illustrations et d'extraits d'entretiens

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