vendredi 28 octobre 2011

Düsseldorf 2 : Thomas Ruff


Article précédent : les Becher

Malgré la remarque de Dominique Baqué sur « cette foultitude de petits artistes qui, sans le génie des Becher, continuent de croire qu’il suffit d’enregistrer le réel(1) », nous chercherons à explorer dans ce deuxième volet de notre rapide panorama de l’École de Düsseldorf les émules et les variations qu’ont entraînés les Becher, et notamment, parmi tous ceux-là, celui qui fut leur cadet : Thomas Ruff.

Porträts
La pratique qui a rendu Thomas Ruff internationalement reconnu est la pratique du portrait, avec des œuvres célébrissimes, portraits absolument neutres sur fond blanc. On sait déjà que Ruff réfléchissait par-là à un usage de la photographie qui est la reconnaissance et qu’il cherchait, avec succès, à provoquer l’œil dans une recherche désespérée de subjectivité qu’on se surprend toujours à essayer de trouver dans un portrait. Si « Le visage se refuse à la possession(2)», Thomas Ruff va pourtant à l’encontre de la pensée de Levinas qui écrivait, plus loin : « le visage me parle et par là m'invite à une relation » ; ici, le visage n’invite à rien, ne dit rien.
Cet effort pour réfléchir l’art du portrait et la pratique extrêmement vivace qu’il suscite devient évident avec la série suivante, moins connue, andere Porträts (autres portraits), qui est une variante du thème : ayant emprunté un instrument au musée de la police berlinois, il exhibe une série ironique sur ce qui n’est plus reconnaissance mais identification et montrant l’imprécision de ces instruments, la vanité de croire appréhender la complexité d’une personne par la photographie de son visage.

Porträts
On pourrait alors objecter que l’œuvre de Thomas Ruff, confinée dans une éternelle réaction à certaines pratiques évidemment simplistes de la photographie, ne fait justement pas œuvre. Qu’elle n’est que réaction stérile et non pas action créatrice, vaine contestation sans réelle envergure. À ceci il faut répondre que ceux qui n’ont jamais vu une œuvre de Thomas Ruff « en vrai » tombent alors dans un nouveau piège de l’artiste, plus pernicieux cette fois-ci, à propos des images : en effet, si Thomas Ruff s’est ingénié à faire de ses œuvres des tirages immenses (la plupart du temps plus d’un mètre dans chaque dimension) et limités, ce n’est sans doute pas pour rien. Et, de fait, la confrontation avec l’œuvre réelle est extrêmement importante ; c’est une nouvelle provocation faite à la réputation de la photographie d’être un médium transparent, impunément reproductible et diffusable. C’est qu’en fait Thomas Ruff, une nouvelle fois réfléchit à cette question extrêmement fertile et actuelle qu’est l’usage, ou plutôt justement les usages, de la photographie. Ces premières réflexions sur le portrait, la reconnaissance et l’identification sont effectivement des pistes de réflexion sur la photographie comme médium pas uniquement artistique (à la différence, par exemple, de la peinture), réflexions paradoxalement incluses dans une démarche profondément artistique. 




Sterne
De même, avec d’autres séries postérieures, et notamment, Sterne (Etoiles) jusqu’en 1992, Ruff reprend à son compte la longue histoire du modernisme : sous couvert de reprendre un thème cher au romantisme allemand et imprégné de sublime, il récupère en fait des images qu’il a achetées à un observatoire sans rien y changer. Il mêle alors les pratiques du ready-made, du collage cubiste, dadaïste ou pop(3) pour affirmer le retrait total de l’auteur dont le rôle se borne alors à choisir, à désigner, à s’approprier ce qui existe déjà. C’est affirmer l’extrême modernité du médium photographique qui porte en lui la mort de l’Auteur et la mort de l’Œuvre, mais de manière encore paradoxale pour Ruff qui affirme, nous l’avons vu, la primauté de l’aura(4). 

Nachts
 C’est surtout l’occasion pour Thomas Ruff de s’écarter de ces modèles classiques et de refuser catégoriquement le « collage » de texte tel que le pratiquaient ses prédécesseurs évoqués plus haut : une fois de plus, il cherche à confronter le spectateur à une image vide de message, une image parfaitement lisse, hermétique. Cette recherche se poursuit avec « Nuits », 1992, où il photographie avec un appareil petit format des scènes de nuit absolument banales mais ironise en récupérant les codes liés aux opérations militaires ou policières. La série « Nudes » à partir de 1999 renoue avec l’image trouvée, pornographique cette fois-ci, qu’il retouche et agrandit numériquement et joue avec les attentes voyeuristes du spectateur ; le succès commercial de cette série vient confirmer avec ambigüité cette idée.



Nudes

Enfin, l’œuvre extrêmement hétéroclite de Ruff continue autour de créations moins photographiques qui réfléchissent au rapport avec internet, la peinture, le numérique et affirme sa cohérence autour de la série et de la recherche conceptuelle des usages et des attentes du public envers la photographie.


(1) Dominique Baqué, Photographie plasticienne, l’extrême contemporain, éd. Du Regard, 2004, p.19
(2) Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Martinius Nijhoff, 1961, p.172
(3) À propos de ces mouvements, voir l’excellent ouvrage de Denys Rioult : Qu’est-ce que l’art moderne ?, Gallimard, 2000
(4)Voir Walter Benjamin, L’œuvre  d’art à l’époque de se reproduction technique, éd Gallimard, 2000

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