lundi 10 octobre 2011

L'image peut-elle tuer ?


"Des discours que nous sommes en train de tenir sur l'univers, aucun n'eût jamais pu être tenu si nous n'avions vu ni les astres, ni le soleil, ni le ciel." (1)
La question à laquelle Marie-José Mondzain nous propose de réfléchir est la suivante : l'image peut-elle tuer?
Deux natures de l'image s'opposent qui sont la preuve d'une ambiguïté certaine de l'image : à la fois dangereuse et inefficace. D'une part, l'image-incarnation et, de l'autre, l'image-incorporation. La première consiste en une absence qui se fait présence : l'infigurable qui cherche à devenir image. L'exemple le plus connu en Occident est celui de l'incarnation de Jésus Christ. Devenue emblème de la relation passionnelle à l'image, l’Église l'établit, après des guerres théologiques sur la représentation de Dieu, comme base même de son empire. La seconde amène une communion, une fusion dans laquelle le sujet se dissout dans l'objet. C'est l'amalgame de ces deux natures qui répand l'idée que l'image est criminelle : "la force de l'image serait de nous pousser à l'imiter" (2).
Pourtant l'image dans son essence ne peut tuer puisqu'elle ne peut agir : depuis la philosophie platonicienne (3), l'on sait que l'image est un objet voire un non-objet, à mi-chemin entre la réalité et le concept ; elle n'est que similitude, une distance prise entre l'objet représenté et sa représentation. Aucun affect, aucune conscience, aucune capacité d'action. "C'est parce que l'on traite l'image comme un sujet qu'on la soupçonne de pouvoir abuser de sa puissance" (4). Elle ne peut être tenue pour responsable ou coupable d'actions que seul un sujet peut réaliser. De plus, l'image ne peut agir directement sans recours au langage : pour rendre une image belle, vertueuse, morale, immorale, violente, etc. il faut un discours et une culture pour l'accompagner.
Les images de la beauté peuvent devenir meurtrières comme dans le cas de Leni Riefenstahl, qui dans ses films (5), fit l'apologie de la beauté du corps selon les canons de la race aryenne prônés par Adolf Hitler et dont l'esthétique parfaite galvaudait un esprit de communauté et d'appartenance fort qui ne pouvait exister que dans l'exclusion et l'anéantissement d'autrui. Ou encore avec les polémiques actuelles sur l'influence du monde de la mode et ou de notre société consumériste sur les comportements de nombreuses personnes, sexes et âges confondus - cultes de la jeunesse, de la minceur, de la santé, du confort, du bonheur... excessivement tyranniques. Les représentations de la vertu ne rendent pas les gens plus vertueux, et sont sources de conflits interminables. Et celles de la violence ne rendent pas violent et haineux sans un logos violent et haineux. Au contraire.
Depuis l'Antiquité, les représentations de l'horreur sont considérées comme cathartiques : elles servent d'exutoire aux pulsions destructrices, exorcisent craintes et passions ; que ce soit devant le spectacle de l'horreur où l'on souhaite que tout cela cesse, ou devant la représentation de nos peurs les plus ancrées comme celles de la mort, de la forêt, de l'étranger... Le problème principal de la société actuelle est le profit tiré des visibilités de la violence (aussi bien au cinéma, en photo, sur jeux-vidéo, aux actualités...), ce qui entraîne, sous l'afflux toujours croissant et la diffusion omniprésente de celles-ci, une incapacité du spectateur à prendre du recul, à créer un écart vital entre la réalité et les images. D'autre part, et c'est ce que souligne Susan Sontag dans Devant la douleur des autres, "le choc peut devenir familier [,] il peut s'user. [...] De même qu'on peut s'habituer à l'horreur dans la vie réelle, on peut s'habituer à l'horreur de certaines images." (6)
Si "l'image ne produit aucune évidence, aucune vérité et ne peut montrer que ce que produit le regard que l'on porte sur elle" (7), il faut donc que l'on apprenne à regarder, à conserver un écart entre réalité et image, à analyser et critiquer ce que l'on voit, à le remettre en question par l'échange... et non par solution de facilité qui ne règle pas le problème et qui n'instruit en rien. C'est pour cette raison que la censure n'est pas un bon moyen de lutter contre la violence actuelle des images : protéger du mal sans s'y attaquer victimise le spectateur sans lui donner les armes pour se défendre et mieux appréhender ces images. "Ne pas savoir initier un regard à sa propre passion de voir, ne pas pouvoir construire une culture du regard, voilà où commence la vraie violence à l'égard de ceux qu'on livre désarmés à la voracité des visibilités." (8)
Ainsi la vraie violence n'est pas dans le contenu figuratif de l'image mais dans le message que le spectateur reçoit, par conséquent dans cette absence d'éducation à regarder et analyser, à prendre le recul nécessaire à la survie dans une relation passionnelle, qui le laisse vulnérable et influençable.

(1) Platon, Timée. 47a
(2) M.J.Mondzain, L'image peut-elle tuer? Bayard, 2002. p16
(3) voir Platon, Allégorie de la caverne in De la république, Livre VII, ou sur ce site.
(4) M.J.Mondzain, op. cit., p22
(5) Visible notamment dans Triumph des Willens, 1934 ; et Olympia, [Les Dieux du Stade], 1936.
(6) S.Sontag, Devant la douleur des autres. Christion Bourgois éditeur, 1973-1979. p90
(7) M.J.Mondzain, op. cit., p42
(8) M.J.Mondzain, op. cit., p52

6 commentaires :

  1. L'image ne peut agir seule, certes, ni le fusil à pompe. Il faut une intention derrière, une volonté - elle est en somme un outil entre les mains de l'homme.
    Il me semble que la force de l'image vient de la dimension essentiellement visuelle de notre société : on se sert d'images pour vendre des parfums, des chansons, des saveurs - et non pas l'inverse. Il faut montrer pour vendre. l'impératif du marché produit l'explosion de l'image censée produire un désir universel, uniforme. Dans cet ordre de pensée, éduquer le regard, apprendre à regarder, n'est-de pas encourager encore cette super-suprêmatie de l'oeil, en un mot de la société du spectacle (comme dirait l'autre) ?

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  2. Le seul moyen d'en sortir de cette super-suprématie (non pas de l'oeil mais) des visibilités, c'est de se couper du monde, définitivement.
    Le règne de l'image ne date pas d'hier, toute notre civilisation (employons les grands mots) est bâtie sur lui. Il faut donc apprendre à vivre avec. Je crains que l'iconoclasme ne se fasse que dans la violence et l'exclusion...
    Et disons que l'image n'existe pas tant pour faire vendre que pour dominer... Qui domine le regard, domine le monde.
    C'est pourquoi je suis en accord avec l'auteur quand elle parle d'éducation du regard comme une lutte.
    Je ne sais pas si c'est très clair...

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  3. si, ça l'est, et c'est même très intéressant. La notion d' "éducation" du regard me semble particulièrement pertinente, et urgente même - mais apparemment, là n'est pas la priorité : j'en veux pour preuve cette censure, en mon sens fautive, de l'exposition de Larry Clark, décrétée, si je ne m'abuse, "interdite au moins de 18 ans". A l'heure de la cyberpornographie (et ce qu'on sait qu'elle véhicule comme principe d'images), en refuser l'entrée aux adolescents, c'était leur refuser l'accès à une manière "autre" d'envisager le corps (le sien, celui des autres) - et leur nudité, et, surtout, leurs interactions.

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  4. (et à ce propos : l'image pornographique peut-elle tuer ? Et si oui, que tue-t-elle (que tutelle) ?)

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  5. Je ne sais pas si elle tue quoique ce soit...
    Mais, comme elle fait peu partie des sujets d'analyse auprès du grand public, elle est sacralisée comme une hauteur à atteindre : "performer" même et surtout dans ce domaine, voilà ce que véhicule à grande échelle ce type d'images.

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  6. En même temps, la censure permet de conserver certaines choses sacrées, inatteignables, fantasmatiques.
    Il faudrait regarder ce que Didi-Huberman dit du débat entre les partisans de l'image et de la non-image à propos de la Shoah (notamment le cas majeur de Lanzmann).

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