lundi 12 décembre 2011

Photographier la misère 2 : Erratum, ou l'information et son médium

Suite de Photographier la misère 1
J’ai eu la sombre impression à la fin de mon précédent article d’avoir raté quelque chose, d’être passé à côté d’une nuance. Je fais amende honorable et je m’y attèle de ce pas. Ce qui manque en effet à cet article qui se demande pour quelles raisons l’on peut documenter la misère et faire de l’information dessus, c’est la critique justement du rapport entre la photographie et l’information : non pas en quelle mesure la photographie peut-elle fournir de l’information, mais plutôt pour quelles raisons choisir la photographie pour documenter un événement au lieu de l’écriture, dont la légitimité est plus grande sur le plan intellectuel et historique ?
Page du magazine Life mise en page avec la photographie de Capa "Falling man"
Une première remarque consiste à observer que le monde contemporain, comparé au monde d’il y a un siècle, est littéralement rempli d’images (surtout des photographies), comme saturé notamment par la publicité. Pourquoi d’images et pas le texte ? La réponse peut être la même pour l’information et la publicité : parce que cela est plus séducteur, plus racoleur, plus facile. Il n’existe aucun magazine d’information sans photographies parce que les gens ne l’achèteraient pas (la question ne se pose même pas pour les supports internet ou télévisuels, d’ailleurs largement dominants sur ce créneau). L’image est d’abord choisie non pas pour sa pertinence informative mais pour son divertissement, pour l’allègement, l’aération de la page[1] ; cela est triste, mais nécessaire, l’information n’existe que tant qu’elle est diffusée, et si la photographie peut faire vendre le magazine, c’est un compromis indispensable et finalement moralement pas si couteux que cela. Reste que lire un magazine se résume aujourd’hui souvent à jeter un regard vague et passif sur les images, quelquefois s’arrêter sur une qui nous surprend plus que les autres, puis replonger dans une absence léthargique. L’apport en information est à peu près nul, l’image – et non plus, ici, le magazine – a été consommé sans qu’on n’en retire rien ; l’image fait barrage au texte et à la réflexion et place le lecteur dans une position de regardeur inerte. Si Barthes avait appelé à s’insurger contre la langue fasciste[2], ce n’est certainement pas par l’image qu’il pensait résister : l’inconscient étant structuré comme un langage[3], l’image qui parait d'abord offrir une échappatoire au mot ne fait finalement que conforter sa domination et son hégémonie ; c’est pourquoi Barthes imaginait une résistance non pas par l’assèchement du mot, mais par sa multiplication, son approfondissement, par une littérature :
« Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature. »[4].
Marc Riboud - La jeune fille à la fleur
L’image est devenue naturelle, elle partage pour ainsi dire notre existence et, pour la majorité d’entre nous, l’information n’est plus vécue que par la médiation de l’image ; cette nature, contre laquelle encore une fois Barthes nous met en garde, révèle sans doute quelque chose d’autre que cette fainéantise généralisée. En effet, pour contenu égal – admettons pour le moment qu’une photographie et un article puissent avoir un contenu égal -, la photographie est plus facile à déchiffrer, demande moins d’effort, donne même parfois du plaisir et, surtout, s’avère vraiment plus rapide. Dans une société où « le temps c’est de l’argent », où chacun court sa vie, le temps est devenu une denrée précieuse[5] et le temps que chacun prend pour l’information a été largement diminué. Cette dernière s’est donc muée en information facile et rapide à lire. Une telle idée peut être un peu répulsive pour quiconque n’adhère pas complètement à la société de consommation qui est la nôtre mais, à bien y réfléchir, il n’y a pas de mal en soi à vouloir aller plus vite. Ce qui peut être mauvais pour l’intelligence ou l’imagination – qui réclament du temps et de la patience – n’est pas nécessairement mauvais pour l’information : plus l’information va vite, plus elle se diffuse et plus elle a atteint son but. Ce qui se pose alors est la question du contenu : nous allons, certes, plus vite, mais qu’avons-nous perdu en route en terme d’information ?
Une "scène" explicite au G8
La photographie représente toujours une scène, elle est nécessairement épisodique et n’atteint l’universalité – ou, plus simplement, un caractère général – qu’à travers la figure de l’allégorie. Si l’on admet qu’une situation particulière a un sens à un niveau plus large, alors la photographie peut fonctionner comme média d’information de la même façon que le texte. Pourtant, un grand nombre de photographies acceptent cette limitation inhérente au médium et ont la modestie de se tenir aux tableaux d’une situation, peut-être élargie par la sérialité des images. La photographie peut ainsi prétendre à fonctionner comme preuve, comme document d’une situation bien précise, mais cet usage est ici assez limité. Comme allégorie, elle exprime aussi bien qu’un texte l’ambiance d’un lieu ou d’un moment mais reste relativement peu subtile, souvent sujette aux interprétations diverses ou, au contraire, aux trop grands contrastes, au manichéisme. C’est, qu’en fait, la photographie est surtout un outil de propagande. Il est extrêmement aisé de désigner quelqu’un comme le coupable ou le méchant dans une photographie, tout en prétendant – et c’est là toute sa perversité – ne faire que documenter le réel. Il y a d’ailleurs tant de façons de manipuler une photographie[6] qui ne datent pas du numérique (par le cadrage, la sélection de ce qu’on prend ou pas, par les contraste, la focale…) qu’il faut définitivement rompre avec le mythe immaculé du « document ». Une photographie charrie finalement tant de choses qui restent souvent dans le non-dit et qui pénètrent notre inconscient qu’elle est une arme redoutablement dangereuse sur le plan politique ; en identifiant un peuple à un seul individu, en réduisant une situation complexe à l’ambiance d’une situation, en prétendant que le général peut être lu dans le particulier, la photographie a recours à des opérations particulièrement sensibles et dangereuses. En outre, de nombreux photojournalistes ne sont pas issus des circuits traditionnels et institutionnels du journalisme ou du monde intellectuel mieux établi de l’écriture. Alors que certains peuvent se réjouir de cette – relative – démocratisation du métier, le journalisme étant avant tout une histoire de confiance à donner à quelqu’un à qui nous déléguons notre avis, notre goût, notre jugement, sommes-nous bien sûrs de vouloir donner un tel pouvoir sur nous à des gens que nous ne connaissons pas et qui ne viennent d’aucun circuit connu, eux qui pratiquent un exercice périlleux auxquels seuls les meilleurs réussissent ?[7]
Raymond Depardon - Asile psychiatrique de San Clemente
Une dernière remarque, enfin. Par rapport au mot, la photographie fixe l’image ; elle agit comme une ancre à laquelle toutes les idées périphériques seront rattachées et reviendront en fin de compte. L’image incarne réellement ce que le mot ne fait qu’évoquer, laissant libre l’esprit et l’imagination ; peignant une situation spécifique, la photographie est plus forte que le mot qui ne fait qu’esquisser les choses, ce qui rend la photographie plus attractive. Pourtant ce phénomène, qu’on retrouve notamment chez les amateurs de pornographie, univers dans lequel l’image photographique (fixe ou animée) est hégémonique par rapport au texte, qui tombent sous les charmes faciles de l’image se révèle finalement bloquer leur imagination sur ces images, empêchant ainsi toute autre construction mentale de se faire. Ce qui est résolument dommageable dans l’imaginaire sexuel ainsi que dans tout domaine exigeant imagination et intimité n’est pourtant pas absolument un handicap quand il s’agit d’information : le fait qu’une image, aussi simple et rapide à appréhender, puisse avoir une aussi grande force dans l’esprit de ses spectateurs est un avantage de taille pour la propagation et l’impact de l’information.
Ulrich Lebeuf - Antonyme de la pudeur
Avec une certaine éducation à l’image – notamment au sujet de la crédulité et de l’épuisement de l’imagination –, je crois résolument que la photographie peut être un outil extraordinaire d’information. Loin de bloquer l’esprit, ces images peuvent être le point de départ au rêve et à la création, à l’imagination. Les photoreporters pourraient alors rêver d’atteindre l’idéal éluardien : « Voir, et donner à voir. »
Jeff Wall - Dead Troop Talk [8]



[1] Yves Michaud l’évoquait d’ailleurs dans l’entretien que nous avons réalisé avec lui récemment.
[2] Barthes, leçon inaugurale au Collège de France, 7 janvier 1977.
[3] Lacan
[4] Ibidem
[5] Voir par exemple le pitch du film Time out
[6] Voir l’article de Michaud cité précédemment
[7] Rappelons par exemple la manipulation dont avaient été victimes les journalistes à Timisoara.
[8] Cette photographie reproduit sur le mode grotesque mais savant les scènes militaires dont nous sommes saturés à chaque conflit, ici plus particulièrement la guerre des soviétique en Afghanistan.

2 commentaires :

  1. Je ne sais pas si une photographie se lit plus vite qu'un texte : d'autant plus que, entourée du texte, elle appelle à être vue et revue au fur et à mesure de la lecture.
    Je trouve bizarre que tu parles de l'impact de ce que l'on voit dans l'image en montrant en exemple une photographie où ce qu'il y a à comprendre se situe hors du cadre (ou c'est un paradoxe assumé pour exemplifier la capacité indiscutable de la photo à faire fonctionner l'imagination ?)
    (En fait, peut-être faudrait-il que je lise le premier article que tu as écris... mais je n'ai pas exactement compris ce que tu entendais par "information" dans les photo. Est-ce qu'elle est dans les photos, d'ailleurs ?)
    En fait, je voulais juste conseiller la lecture de Regarding the Pain of Others de Sontag sur le sujet. Plein d'exemples dans un livre volontairement sans photo et qui va aussi chercher du côté d'un héritage artistique des formes de l'histoire de la peinture et de la gravure, et qui analyse à la fin la même photo que toi.

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  2. Pour moi il est définitivement clair qu'une photographie se lit plus vite qu'un texte. On dira : mais quelle(s) photographie(s) comparé à quel texte ? Je veux dire : si l'on prend par exemple la somme des photographies illustrant un article dans Paris Match, le lecteur moyen aura plus vite fait de les regarder que de lire le texte. Je suis bien sûr d'accord sur le fait qu'on peut ensuite passer des heures (voir des années) à regarder une image, notamment d'art. Mais c'est un réflexe rare, de prendre le temps de regarder l'image, de faire des allers et retours entre l'image et le texte ; la plupart des gens survolent l'image sans lire le texte.
    Bien sûr, ensuite, que l'image d'Ulrich Lebeuf n'est pas là pour illustrer l'image pornographique bloquante, mais bien plutôt pour montrer qu'elle peut être le support à l'imagination, à l'humour, à la distanciation...
    Je parle d'information et, je m'en excuse, c'est vrai que ce n'est pas très clair : partant des photos de Lewis Hine, je voulais parler du lien entre photographie et reportage, photographie et information du réel. La photographie comme support d'information du réel sans les mots (ou envisagée comme telle).
    J'ai déjà, bien évidemment, lu le livre de Sontag et si je ne l'ai pas cité, ni même utilisé pour mes recherches - mea culpa -, c'est qu'à l'époque il ne m'avait pas trop plu... C'est peut-être une erreur, je verrai pour le prochain article.
    A propos d'information, j'y reviens, il y a ce très bon livre qui s'appelle "Esthétique contemporaine" de Cometti et Pouivet, tout un chapitre est dédié à la représentation.

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