lundi 2 avril 2012

Blanchot et l'oeuvre

"[...] Car c'est Blanchot qu'il faut maintenant interroger sur le destin de l’œuvre, pour ce que sa pensée est la moins tributaire de las science et de l'épistémologie. Le thème qui anime passionnément la lecture et la méditation de Blanchot, c'est l'impossibilité de l’œuvre, et plus précisément, parce que la littérature est son objet, l'"absence de livre". Pourquoi cette absence ? Parce que l'œuvre se propose comme présence, présence pleine, assurée et rassurante, sans rien de réservé ni d'obscur, et qu'en vérité, une telle présence est interdite. Il ne suffit pas de rappeler ici que le sensible n'est jamais qu'approché et reste inépuisable, ou que l'immédiat appelle toujours la méditation, comme Hegel l'a montré ; il faut dire plutôt que "l'immédiat est présence infinie de ce qui est radicalement absent", et que "le seul rapport avec l’immédiat serait un rapport réservant une absence infinie" (L'entretien infini), affirmation par laquelle on s'éloigne à la fois de la dialectique et de l'ontologie. De là ces mots qui reviennent comme un refrain : le dehors, l'extérieur, l'inconnu, l'étrange, le neutre. Mais au nom de quoi les prononcer ? Ce qui est rigoureux chez Blanchot, comme ce qui est cruel chez Artaud, ce n'est pas le raisonnement, auquel se substitue délibérément le paradoxe, c'est une certaine expérience : l'expérience "de la détresse et du dénuement", qui est l'expérience du désir. Commentant l'affirmation de Simone Weil : "Le désir est impossible", Blanchot précise qu'à la différence de l’Éros platonicien qui est nostalgie de l'unité perdue, "le désir est ce rapport à l’impossible, l'impossibilité qui se fait rapport" (ibid.) et l'impossibilité est la passion du dehors même. Désir de mort, sans doute ; car le thème d'une mort enfin vécue comme le possible de tous les possibles ne cesse de hanter la pensée de Blanchot ; mais nous ne pouvons que le nommer au passage. L’œuvre est l'expression de ce désir ; et Blanchot revient souvent sur une parole de René Char : "Le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir." Ce désir s'accomplirait-il enfin, hors de l'impossible, si l’œuvre devenait réelle ? Mais ce qui se réalise, c'est seulement l'amour du désir. Et l’œuvre n'est jamais réelle, jamais offerte à "l'espoir désirant de la présence". Si elle rayonne, c'est comme un soleil noir : en elle persiste toujours un centre d'illisibilité, une opacité essentielle qui ne fascine le spectateur qu'après avoir plongé l'auteur dans le vertige de la démesure ou du "désœuvrement". Ce que l’œuvre délivre, c'est l'absence d’œuvre, mais cette absence elle-même se dissimule en s'annonçant, et c'est pourquoi l'absence d’œuvre se produit à travers l’œuvre. S'il s'agit de littérature : "le livre : ruse par laquelle l'écriture va vers l'absence de livre" (ibid.). Sans doute n'est-il pas indifférent que Blanchot nomme le livre plutôt que le tableau ou la pièce musicale : évoquant avec Mallarmé "ce jeu insensé d'écrire", il rencontre cette idée, qui a cours aujourd’hui, de l'écriture comme extériorité, l'écriture hors livre, hors loi, "étrangère à toute relation de présence comme à toute légitimité" tant que cette extériorité n'est pas posée comme Loi et confiée au Livre, et qu'elle demeure l'extériorité initiale du Neutre, ce que d'autres appellent le non-lieu de la différence, d'autres encore l'altérité même . Mais précisément parce que l'écriture est ici "hors langage", ce qui en est dit peut s'appliquer à d'autres arts. Ce qu'on y appelle parfois écriture - du peintre ou du musicien - ne désigne plus alors une manière, un style, mais ce par quoi l'eouvre cesse de s'appartenir, ce dehors qui la pénètre et l'arrache à elle-même, qui la réduit à être trace, non pas d'un geste ou d'un sentiment, mais d'une absence encore.
Autour de cette idée de l’œuvre comme non-valeur il faudrait montrer que gravitent bien des philosophies contemporaines : philosophie de la différence (ontologique ou non), philosophie de l'écriture, philosophie de la structure, philosophie de la mort. Faut-il dire que ce qui unit ces philosophies, c'est un certain choix, sans doute accordé à tout ce qu'il y a d'insensé et d'inhumain dans notre civilisation : le choix d'un néant qui répudie la négativité ? Ce qui importe ici, c'est que, s'agissant de leur praxis, ce choix semble être aussi celui de nombreux artistes."


extrait de l'article "Oeuvre d'art" écrit par Mikel Dufrenne
dans Encyclopédie Universalis 2011

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