samedi 31 mars 2012

Qu'est-ce qu'un atlas ?

ou Tentative d'introduction à l’œuvre d'Aby Warburg 
Chacun y a va de sa réponse : le géographe dira que c'est une compilation de cartes, et selon sa spécialité il ajoutera de cartes topologiques, ou géopolitiques etc. ; le maître d'école que c'est une source de connaissances, l'élève un livre trop grand pour être parcouru, trop lourd pour être porté... Les écrivains que c'est un recueil de leurs plus belles trouvailles littéraires, des citations qu'ils préfèrent ; les artistes qu'il s'agit d'un album infini d'images collectées, classées ou non, qu'ils réutilisent parfois, piochant dans leurs catalogues, quelque modèle pour leurs travaux et œuvres. La liste pourrait s'allonger encore. Mais tous s'accordent à dire que l'atlas est un ensemble, une collection de connaissances visuelles et d'images savantes, et que l'on s'y égare avec délice pour mieux découvrir. Et si ces collections portent le nom d'atlas, ce n'est pas un hasard.
Atlas, titan puni à perpétuité à séparer la voûte céleste de l'enveloppe terrestre, a eu le temps d'apprendre et de connaître tous les secrets de la navigation. Depuis son poste expiatoire, il a pu observer les mers, leurs abysses, leurs courants, leurs vents. Il a en quelque sorte réalisé des cartes mentales de la mer... Il sait aussi tous les secrets de fabrication et de conception des navires. Il est donc celui qui connaît les chemins maritimes, les bateaux de la proue à la poupe... il est, dans l'Antiquité, celui qui sait voyager, mais qui ne peut plus.
Condamné par les dieux de l'Olympe, pour son affront et son orgueil, Atlas doit tenir écartés l'un de l'autre la Terre et le Ciel, Gaïa et Ouranos. Et c'est là tâche monstrueusement difficile car Ouranos, père de toute vie, est irrésistiblement, fatalement attiré par Gaïa ; et ce désir insatiable pèse lourdement sur les épaules du titan.
En outre, le Ciel est un dieu (plus rarement une déesse) qui se tient bras et jambes tendus au-dessus de la Terre, et forme à proprement parler une voûte dans l'imaginaire antique. S'il venait à tomber, il replongerait le monde construit, le cosmos, dans la nuit éternelle et le désordre originel, le chaos. Il incombe donc à Atlas une très lourde tâche, (dans tous les sens du terme).
Statue romaine d'Atlas (II° ap.JC). Collection Farnses, Museo Archeologico Nazionale di Napoli

Transformé par la suite en montagnes, sous le regard pétri-fiant de Méduse dont la tête lui est présentée par Persée, le titan leur donne son nom ainsi qu'à l'océan au large duquel ses pieds baignent et au peuple englouti qui avait déclenché la jalousie des dieux. Les monts Atlas, l'Océan Atlantique, les Atlans, habitants de l'Atlantide... Son nom qui contient déjà toute sa destinée : τλάω, en grec ancien signifie je porte, je supporte, je me résigne.
Atlas, le porteur. A l'instar de Saint-Christophe, qui fit traverser un large et périlleux fleuve au Christ encore enfant : χριστός - φορεώ, le porteur du Christ ; mais à la différence notable que pour ce géant devenu saint, son nom lui est donné suite à son exploit. Christophe est l'Atlas de la religion chrétienne : sans peur, ce géant cherche à se mettre au service du roi le plus puissant. Après de nombreuses déceptions, trouvant à chacun des rois qu'il s'était choisi une peur immodérée face au pouvoir d'un autre, il apprend que le souverain terrestre le plus puissant n'est autre que Jésus Christ. En attendant de le rencontrer, il se met au service des gens, leur faisant traverser sur ses épaules le fleuve tumultueux. Un jour un enfant s'approche et lui demande de le faire traverser. Le géant l'installe sur ses épaules et entre dans l'eau. Mais plus il s'avance, plus l'enfant lui semble lourd. Parvenu sur l'autre rive, le géant l'accuse de l'avoir mis en danger, c'est alors que Jésus révèle son identité et le fait que le géant n'a pas uniquement porté un enfant mais toute la Création, le Monde et le Ciel. Le géant reconnaît alors en Jésus le souverain le plus puissant, et se convertit. Selon la légende.
Mais là où il n'y a qu'une démonstration divine (monstra astrae) chez Christophe, il y a une véritable punition éternelle chez Atlas. Il est frère de Prométhée et d'Epiméthée ; le premier est celui qui a donné le souffle de vie aux sculptures d'argile devenues hommes, qui a volé le feu pour le leur donner ; le second est celui qui reçut Pandore, la première femme, en épouse. Chacun des trois frères reçut sa condamnation : Epiméthée pour n'avoir pas su arrêter la folie de ses cadets, doit épouser la plus dangereuse des créatures, qui malgré tous ses dons, toutes ses qualités, ne peut résister à sa curiosité, et qui répandra tous les maux sur la Terre ; Prométhée, lui, est attaché, à l'Orient, sur un rocher, et se fait dévorer quotidiennement le foie (qui "repousse" chaque nuit), par un aigle ; et Altlas, pour avoir tenté soit de renverser les dieux de l'Olympe, soit de puiser à la source de la connaissance, est posté à l'Occident, tourné vers le grand Océan que redoutaient les Grecs.
Selon Georges Didi-Huberman (1), les punitions de Prométhée et d'Atlas sont diamétralement opposées : l'un à l'Est, l'autre à l'Ouest ; le premier du côté des Barbares et des empires gigantesques, le second du côté de l'inconnu, de l'immensité insondable ; l'un attaqué dans ses viscères (monstra), l'autre dans sa force et sa puissance (astra)...
Si un atlas porte aujourd'hui ce nom, toutes ces légendes en donnent la clé : dans une soif incommensurable de connaissance, un titan à la force plus que herculéenne est condamné à supporter la voûte céleste, à rester éternellement la colonne inflexible et immobile qui sépare le Ciel de la Terre, à porter le poids du savoir et du monde, et à voir sa puissance domptée, passive et soumise.
Pour nos contemporains, il s'agit donc d'une collection de connaissances visuelles, et grâce à l'utilisation re-nouvelée d'un historien de l'art du début du XX°, elle acquiert un statut plus riche et plus profond. Aby Warburg, en effet, peu avant sa mort, constituait son Bilderatlas Mnemosyne : une compilation de photographies de "tables" (2) qu'il construisait, arrangeait et défaisait au gré de ses réflexions, de ses idées, de ses connexions. Il plaçait gravures, estampes, reproductions, photographies selon un agencement qui lui permettait d'avancer dans ses théories, puis il détruisait le fragile et éphémère édifice, pour en établir d'autres, après l'avoir photographié.
Mnemosyne-Atlas, Boards of the Rembrandt-Exhibition, 1926
Cette entreprise est tout à fait titanesque : Warburg créait à chaque manipulation une nouvelle cartographie, de nouveaux réseaux dont les combinaisons sont illimitées (3). Elle révolutionna la manière d'envisager l'histoire de l'art, les rapports entre les œuvres elles-mêmes ainsi qu'avec les autres images...(4) C'est un dispositif riche à plus d'un sens, il n'impose aucun choix arrêté, ne fige rien. Tout comme un dictionnaire, il donne à voir un agencement d'images, de cartes, de données, dont l'exploration et le parcours peuvent se faire dans le désordre, partiellement, à plusieurs reprises...
L'atlas est à la fois un outil qui donne à voir, à savoir, en mêlant simultanément les connaissances empiriques et la culture savante, mais qui garde aussi ses secrets, ses logiques internes, ses arcanes.

(1) cf. Atlas ou le gai savoir inquiet, L'oeil de l'Histoire 3, Georges Didi-Huberman, Les Éditions de Minuit, 2011.
(2) par tables, il faut y voir ici des tableaux noirs : il s'agissait d'une toile noire tendue sur laquelle Warburg accrochait des images de diverses natures, tirées des livres de sa formidable bibliothèque.
(3) Et ce malgré une banque relativement limitée d'images : environ un millier ; ce qui est peu pour un historien de l'art.
(4) La première planche de l'Atlas de Warburg est constituée de photos de sculptures représentant des foies de moutons offerts en sacrifice depuis l'époque babylonienne ; ce qui ne faisait, à son époque, pas partie du domaine de l'art.

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