dimanche 29 avril 2012

Le paradis terrestre. Verses et controverses.

Cet article est tout d'abord issu de la lecture de l'article de Jean Delumeau, intitulé La Nouvelle érudition et le paradis terrestre, ainsi que, secondairement, d'agrégats de connaissances qui m'ont été dispensées à l'université.  

Depuis la chute, la terrible et irrémédiable chute, le mythe du paradis terrestre n'a cessé de nourrir l'imaginaire occidental. L'idée que le jardin originel, cette terre d'abondance et de félicité, puisse se trouver quelque part sur terre a toujours excité l'imagination des théologiens, écrivains, ou des voyageurs. Certains ont pu le placer en Afrique, ou en Inde, dans les parages du royaume du prêtre Jean (cf. la Lettre du prêtre Jean, parue aux alentours des années 1170).
Une nombreuse littérature, faisant état des conquêtes d'Alexandre le Grand en Asie, laissait entendre qu'il aurait pu atteindre ce fameux paradis terrestre, aux confins de l'univers connu.
« A partir de là, nous fûmes privés de la lumière du jour ; et continuant, selon notre habitude, à marcher pendant quelques journées, nous arrivâmes dans une contrée entièrement ténébreuse. C'est la terre des heureux. Alors deux oiseaux à figure humaine s'approchèrent de moi en volant, et me dirent: « Il ne t'est pas permis, Alexandre, d'aller plus loin. » Nous retournâmes donc, et j'ordonnai à tous mes gens d'emporter avec eux quelque objet du pays. Un petit nombre obéit à cet ordre ; et quand nous revîmes la lumière, ceux qui n'avaient rien pris s'en repentirent. Nous quittâmes donc ces lieux, en nous dirigeant, pour revenir, vers la droite. » (Extrait de la Lettre d’Alexandre, du Pseudo-Callisthène)
Ces espoirs, ces fantasmes, sont nourris par les voyages qu’entreprennent, au XIIIè siècle, des marchands comme Marco Polo qui, revenant d’un périple de 17 ans en Asie qui lui a permis de côtoyer Kubilaï Khan – ce dernier avait conquis la Chine -, écrit Le Devisement du monde, œuvre prodigieuse, éclatante, fantasque, qui, comme c’est la mode, ne se gêne pas pour mêler le merveilleux au réel. Au-delà du mythe d’un orient fabuleux, chamarré, luxueux – qui n’avait pas attendu Marco Polo pour commencer à se déployer – c’est bien la question de l’éventualité de la présence du paradis terrestre qui est perceptible. 
Jérôme Bosch, Le Jardin des délices, 1504


Les hommes de la Renaissance vont s’emparer de cette question pour mettre de l’ordre dans les milliers de pages qui sont produites sur la question.
« Tant d’érudits ont écrit sur le paradis terrestre que le nombre des volumes rédigés sur la question est proprement infini ; aussi le « paradis » peut-il être appelé un labyrinthe plutôt qu’un jardin », dit ainsi Agostino Inveges, en 1649.
Et pourtant il s’agit bien d’un sujet religieux majeur, qui ne doit pas être laissé au hasard.
« La connaissance du paradis terrestre est importante pour la foi et est nécessaire quand on doit traiter de ce que fut le statut de l’humanité avant le péché » (Suarez, 1548-1617).
En effet, pour de nombreux érudits, Dieu n’a pas voulu nous cacher l’endroit du jardin d’Eden. Matthias Beck avance, en 1676, « que Dieu
a voulu en faire un mémorial de notre désobéissance. Ainsi n’a-t-il pas voulu que nous ignorions l’emplacement du jardin d’Eden, contrairement à ce qu’il a fait pour le tombeau de Moïse ».
Les théologiens catholiques et protestants, d’une manière quasi unanime, s’accordent sur ce fait, que l’énormité du premier péché et la gravité du châtiment qui le suivit ne deviennent intelligibles que par référence à la situation idyllique dont bénéficièrent Adam et Eve, et qu’il importe de tenter de retrouver cet endroit.
C’est ainsi qu’à la Renaissance, puis à l’âge classique, on mobilise une approche interdisciplinaire pour faire la lumière sur le paradis des origines. On mêle alors études bibliques, étude des langues anciennes (l’hébreu notamment), l’histoire, ou les nouvelles découvertes géographiques (on sait que la découverte de l’Amérique a été une source de grande perplexité pour les contemporains).
L’accent est mis alors sur la scientificité, le sérieux, la rationalité des recherches.
Walter Raleigh (1552-1618) critique, dans son Histoire du monde, ceux qui « ont parlé du paradis terrestre sans regard pour la géographie, sans respect pour l’ouest et pour l’est, sans considérer où Moïse écrivait, sans partir d’où il indiquait le chemin pour retrouver l’endroit du jardin d’Eden, alors qu’il était tout à fait précis ». Malgré tout, Walter Raleigh ne trouva jamais le paradis terrestre.
Toujours est-il que l’esprit est complètement différent de celui du moyen-âge : on évacue les légendes, les localisations fantaisistes, on établit même une chronologie la plus exacte possible – ce qui, concernant l’Ecriture Sainte, ne semble pas être la chose la plus aisée.
Pour les hommes de la Renaissance, le texte de la Genèse est crédible, raconte une histoire qui s’est vraiment passée ; on renforce la tradition d’Isidore de Séville et de Saint Thomas d’Aquin, et surtout, on rejette les interprétations allégoriques qu’ont données des hommes tels que Philon (12 av J.C, 54 ap. J.C), Origène (185-253), ou encore Ephrem.
« Quand aux allégories d'Origène et de ses semblables, il les faut entièrement rejeter, car Satan par une méchante astuce s'est efforcé de les introduire en l'Église, afin que la doctrine de l'Écriture fût ambiguë et n'eût rien de ferme ni de certain ». L’attaque de Calvin est dure, mais elle n’est pas isolée. A la fin du XVIè siècle, l’orientaliste Hopkinson attaque Philon qui a cru « pouvoir nier le caractère terrestre du paradis ». Or, « du contexte lui-même il ressort clairement qu’il a existé sur terre ». Quant à Raleigh, « [il s’]étonne grandement que des hommes si instruits aient pu errer si grossièrement et si aveuglément ». Enfin, Suarez affirme que « la doctrine catholique est que le paradis que Dieu planta au début fut un lieu terrestre et que tout ce qui a été dit de sa création doit être entendu au sens propre et littéral. Cette affirmation est de foi et prouvée par l'Écriture ».

On se base sur le bon sens, sur des faits scientifiques ; à ceux qui ont placé le paradis terrestre hors d’atteinte « sur une montagne très élevée, dans l’orbite lunaire », Hopkinson répond en s’appuyant sur les calculs de Ptolémée, qui avait placé la lune a une distance équivalent à 327 381 milles anglais. Pour que le paradis terrestre atteigne cette altitude il devrait avoir pour base toute la surface de notre planète ; en outre il nous cacherait toute la lumière du soleil. N’oublions pas, que, de surcroit, « un lieu si élevé n’aurait pas été salubre ni adapté à l’habitat humain tant à cause de la proximité du soleil, des étoiles et de l’élément igné qu’en raison de l’agitation perpétuelle de l’air provoquée par le mouvement du ciel » (Suarez).
Il existait, au moyen-âge, une tradition assimilant le paradis terrestre à la terre entière. Goropius, reprenant cette théorie, offre en 1569 la théorie la plus développée sur le sujet. Selon lui, Adam et Eve n’ont pas changé de place, mais de condition. Un jésuite, Juan de Pineda, défend la même thèse. S’il n’y avait pas eu la faute originelle, l’humanité serait restée dans le jardin d’Eden mais, se multipliant, aurait vite débordé des limites du jardin. Dans ce cas, y aurait-il eu une distinction entre des privilégiés qui y auraient eu leur habitation et des élus de seconde zone qui n’y seraient venus que pour manger du fruit de l’arbre de vie ? En outre, ceux qui auraient logé à deux ou trois mille lieues auraient-ils pu commodément venir s’y ravitailler ? On voit que Marx n’a rien inventé et qu’il a pillé sans vergogne le concept de lutte des classes à Pineda.
Cependant Suarez et consort ne se démontent pas. Primo, le jardin est de grandes dimensions, « au moins celles d’un royaume de taille importante » (Suarez).
Et deuxio, il ne contient que les purs, les élus, qui sont forcément en nombre limité. Le problème de la surpopulation ne se pose pas.
Certains auteurs anciens (Ephrem, Cosmas Indicopleustès, p.ex.) ont, quant à eux, imaginé la terre entourée par l’océan, au delà duquel se trouverait le paradis terrestre. Pareus qualifie cette théorie « d’utopie transmarine » et Raleigh considère cette croyance comme étant dépourvue de tout fondement.
De plus, « de notre temps, les navigations des espagnols et des lusitaniens ont parcouru tout l’océan et fait le tour de la terre » (Pereira et Bellarmin), et rien n’a été découvert. L’argument selon lequel le jardin d’Eden se trouverait au-delà d’un grand fleuve, aux confins de la terre, ne tient donc pas.
Que le paradis terrestre se trouve quelque part sur terre, voilà en tout cas un fait que les contemporains ne discutent pas. Une divergence existe cependant entre les protestants et les catholiques : les seconds estiment qu’il existe encore. « Le paradis terrestre existe toujours dans l’état où il fut créé avec ses délices et sa beauté » (Bellarmin). Certains notent que Dieu l’a fait garder par un ange : c’est donc qu’il voulait le conserver. Les protestants s’écartent de la tradition et pensent, dans leur majorité, que l’on peut certes le localiser, mais qu’il n’a pas survécu au déluge.
« Un débat est oisif dès lors que l'objet n'en existe plus. Car Moïse rapporte des choses qui se sont passées avant le péché et avant le déluge. Nous, [les protestants] en revanche, ce n'est que des choses telles qu'elles sont après le péché et après le déluge que nous pouvons parler... Le temps et la malédiction qui est le salaire du péché consument tout. Ainsi, tout le monde a été détruit par le déluge, hommes et bêtes compris ; le fameux jardin a subi le même sort et a péri... Maintenant donc, après le déluge, quand nous avons à parler du paradis, nous parlons de ce paradis historique qui était et qui n'est plus » (Luther, Commentaire du livre de la Genèse)
Diodati, Salked, entre autres protestants, estiment eux aussi que c’est terminé.
Ainsi Diodati prévient-il qu'on ne pourra retrouver le fleuve du jardin d'Eden qui se divisait en quatre branches. « À cela rien d'étonnant, tant les choses ont changé depuis : d'abord à cause du déluge et ensuite en raison des tremblements de terre qui ont modifie le cours des fleuves et leurs noms ».
Peu à peu les commentateurs catholiques sont de plus en plus nombreux à penser qu’il est illusoire d’espérer retrouver le paradis terrestre tel qu’il était, malgré l’autorité de Suarez ou de Bellarmin ; au milieu du XVIIè siècle Inveges rappelle la position de Malvenda – le jardin des délices existerait encore -, puis constate que « la plupart des érudits la rejettent », et lui-même la juge « dure à admettre ». 

 Brueghel l'Ancien (attribué à), Le Paradis terrestre, vers 1615

Le mythe, peu à peu, s’est donc effondré. Il ne nous reste plus dès lors qu’à admettre que l’âge d’or est définitivement enterré ; nous devons donc nous résoudre à passer notre vie, pour paraphraser Pascal, à « chercher en gémissant » un quelque chose qui nous parait, peut-être, bien illusoire.


vendredi 27 avril 2012

De gustibus est disputandum.


" - Même si l'on se croit persuadé qu'il est vain de comparer les œuvres d'art, on n'en sera pas moins toujours entraîné dans de sempiternels débats qui comparent, évaluent les unes par rapport aux autres les œuvres d'art, tout particulièrement celles qui sont des chefs-d'oeuvre et, à ce titre, incomparables. Critiquer de telles discussions, qui s'imposent d'elles-mêmes comme par une nécessité compulsive, en leur objectant qu'elles répondent à des instincts de brocanteur, à une volonté de mesure pusillanime, c'est en général le fait de bourgeois bien sages, pour qui l'art ne sera jamais assez irrationnel et qui veulent maintenir les œuvres loin de toute réflexion et de toute exigence de vérité. Mais la nécessité qui conduit à de telles considérations est co-extensive aux œuvres d'art elles-mêmes. Une chose est sûre : elles ne se laissent pas comparer. En fait, elles tendent à s'anéantir les unes les autres. Ce n'est pas pour rien que les Anciens ont réservé le Panthéon de l'harmonie aux dieux ou aux Idées et que, par contre, ils ont voué les œuvres d'art à une réalité agonistique, chacune étant l'ennemi mortelle de l'autre. Le "Panthéon des œuvres classiques" dont un Kierkegaard pouvait encore caresser l'idée n'est que le fantasme d'une culture neutralisée. Car si les diverses œuvres d'art ne sont que des représentations partielles de l'idée du Beau, il est inéluctable que chacune d'entre elles prétendent incarner cette idée toute entière, et revendique pour elle-même dans sa singularité la beauté dont elle ne saurait jamais admettre l'éparpillement sans s'annuler elle-même. Une et vraie, sans être pure apparence, et affranchie d'une telle individuation, la beauté n'a pas sa représentation dans la synthèse de toutes les œuvres, dans l'unité des Beaux-Arts et de l'Art, mais seulement quand elle prend corps réellement dans chaque œuvre : dans la mort de l'art lui-même. C'est à cette mort de l'art que tend chaque œuvre en visant à tuer toutes les autres. Affirmer que tout art porte en lui sa propre mort n'est qu'une autre façon de dire la même chose. Toutes les controverses esthétiques qu'on prétend si vaines ont leur source dans cette tendance à l'auto-destruction qu'on les œuvres et qui est leur vocation profonde à réaliser l'image visible du Beau, laquelle n'est pas pure et simple apparence. Tandis que ces disputes s'obstinent à vouloir définir envers et contre tout les critères d'une sorte de Droit esthétique et se trouvent ainsi entraînées dans une dialectique sans fin, ce sont elles qui ont raison malgré elles lorsque, fortes de la puissance des œuvres d'art qu'elles prennent pour objet en les élevant à la dignité du concept, elles imposent à chaque œuvre ses limites et contribue ainsi à la destruction de l'art, dont c'est là le salut. En confirmant les œuvres dans leur limitation, de façon directe et immédiate, sans remettre cette dernière en cause, la tolérance esthétique ne les conduit qu'à une fausse mort, celle d'une simple juxtaposition où se trouve reniée l'exigence de la vérité dans son unité indivisible."

Adorno Theodor W., Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée

mercredi 25 avril 2012

Le mouvement dans l'art paléolithique 4/4

Le mouvement dans l'art paléolithique 3/4
            Pélican, Étienne-Jules Marey, vers 1882

            Aujourd'hui, à l'aube du XXIe siècle, l'homme est envahi de représentations visuelles animées. Les mouvements sont toujours représentés avec plus de fidélité et rendus accessibles par la haute définition, les progrès de la 3D et des images de synthèse. Autant dire que le fossé nous séparant des peintures rupestres n'a peut-être jamais semblé aussi grand. Pourtant, sans jamais chercher à renier les analyses proposées par les autres archéologues sur l'art des premiers hommes, M. Azéma réussit à nous donner un éclairage nouveau sur l'art préhistorique. L'hypothèse de la création de figures en mouvement qu'il nous soumet est un questionnement qui n'est en aucun cas  incompatible avec d'autres interprétations. On peut notamment penser à la magie de la chasse, au totémisme ou au chamanisme respectivement évoqués par l'abbé Breuil, Gabriel de Mortillet, et par Jean Clottes dans leurs travaux. M. Azéma imagine que les représentations figurées sur les parois des cavernes servaient peut-être d'acteurs à des récits mythologiques de la tribu. Ou bien la caverne était-elle peut-être pour nos ancêtres un monde imaginaire, une réalité virtuelle, dans laquelle vivait ce bestiaire fictif ? Au delà de la fascination et de l'émotion que nous procure la confrontation à l'art préhistorique, l'auteur salue dans ces représentations la tentative audacieuse de parvenir à restituer l'illusion du mouvement. A. Leroi-Gourhan, avant les recherches menées par M. Azéma, avait déjà souligné l'importance des figures animées dans « L'art pariétal, langage de la préhistoire » : « L'animation, comprise ici comme la traduction d'une action par une figure animée dans une attitude significative, est le seul procédé qui permette de rendre compte du déroulement du temps »[1] Le thaumatrope, un jouet optique dont l'invention est généralement associée au XVIIe siècle, relève par exemple du phénomène de l'animation. Il est intéressant de savoir que M. Azéma a, dans ses travaux, découvert un prototype de « thaumatrope préhistorique », reposant sur le principe d'un dessin représenté de chaque côté d'une rondelle d'os perforée qui, reliée à deux ficelles, pouvait par une action mécanique de rotation figurer un mouvement. Comme si les hommes préhistoriques savaient déjà d'amuser du phénomène de persistance rétinienne. Il convient d'insister sur le fait que la traduction en image du mouvement des êtres vivants est le seul procédé capable de rendre compte du déroulement du temps. En utilisant les notions du juxtaposition ou de superposition pour lire les peinture rupestres, M. Azéma rappelle à notre mémoire des procédés largement utilisés par les artistes de l'époque moderne. Marcel Duchamp, dans son « Nu descendant un escalier » (1912), propose lui aussi une évocation du mouvement par la superposition d'images successives. Le futurisme aborde aussi la représentation d'un geste animé ; c'est par exemple le cas de Giacomo Balla dans « Le vol des hirondelles » (1913), où le peintre restitue par la juxtaposition une volée d'hirondelles tourbillonnantes. Balla recréé ici l'impression de vitesse, de mouvement en peignant ces oiseaux dans un ordre précis, l'un derrière l'autre. Dans son travail, il reprend ce que la chronophotographie avait rendu visible. Dans « La dynamique d'un chien en laisse »  (1912), l'artiste Turinois exploite le procédé de superposition.


                              Dynamisme d'un chien en laisse, Giacomo Balla, 1912

 Quand, en 1878, apparaît la chronophotographie – technique photographique qui permet de prendre une succession de photos à intervalles réguliers permettant d'étudier la décomposition du mouvement de l'objet photographié – il est amusant de constater que le sujet majeur choisi par Eadweard Muybridge est, à l'instar de ses ancêtres préhistoriques, la figure d'un cheval au galop. Lié au développement de la photographie, la naissance du cinéma , dans la seconde moitié du XIXe siècle, repose sur un système d'images éclairées que l'on projette sur un écran. Là encore, le fossé nous séparant de la période préhistorique n'est sûrement pas aussi grand qu'on pourrait le penser : au lieu de projeter une image sur une surface, l'homme préhistorique savait éclairer, au moyen de torches, la surface peinte et on peut supposer que l'illusion d'une animation des figures animales tenait à la vitesse du mouvement de la torche. Comme si toute la grotte ornée prenait vie. Finalement, le travail d'Azéma ne nous rappelle t-il pas à notre condition fondamentale d'humain ? De tous temps, l'être humain a été confronté à un environnement spatial et à une dimension temporelle qu'il cherchait à mieux comprendre. Comme Léonard de Vinci qui en décomposant le vol d'un oiseau, cherchait à maîtriser le mouvement de son projet de machine volante, l'homme préhistorique tentait lui aussi de s'approprier les mouvements de son milieu. En essayant d'animer la course d'un cheval sur les murs d'une grotte, n'était-il pas aux prises avec l'impossibilité universelle de maîtriser les notions de temps, d'espace et de vitesse ?


                            Course de chevaux à Epsom, Théodore Géricault, 1821

[1] LEROI-GOURHAN André, L'art pariétal, langage de la préhistoire, Jerôme Million, L'homme des origines, Grenoble, 2009, p.324

lundi 23 avril 2012

Le mouvement dans l'art paléolithique 3/4

Le mouvement dans l'art paléolithique 2/4
 La question des superposition est l'objet de nombreuses controverses : il s'agit avant tout de savoir si ces superpositions sont l'œuvre d'une même personne, dans un temps donné. C'est pour M. Azéma, la « cohérence » de l'ensemble qui permettra de répondre à cette question. On pourrait également ne voir derrière ces multiplications de lignes appelées superpositions qu'une volonté de revenir sur un travail insatisfaisant ; à propos de la notion de superposition, M. Azéma s'exprime en ces termes :
« [elle] se heurte en premier lieu à celle du repentir. Bien entendu, nombreuses sont les œuvres paléolithiques qui présentent des repentirs, il n'y a qu'à voir les tablettes gravées de La Marche ou les panneaux foisonnants de la grotte des Trois-Frères. »
Toutefois, il ne faudrait pas réduire le phénomène de superposition à la seule manifestation du repentir. Comme l'évoque A. Marshack, les « contours multiples » sont le signe d'une réutilisation de l'image dans le temps : les reprises successives des représentations, parfois sur de très longues périodes, seraient à la fois symboliques et rituelles. Mais M. Lorblanchet suggère qu'il « peut s'agir de tracés cinétiques instantanés exprimant d'emblée le mouvement, c'est-à-dire une représentation symbolique de la vie d'un animal ». On s'aperçoit aisément de la multiplicité des lectures quant à la notion de superposition ; notre attention se porte en particulier sur la dimension temporelle propre à ces figures de mouvement, qualité qui semble être reconnue par de nombreux chercheurs. En essayant de « donner vie aux animaux », de les animer donc, l'artiste paléolithique se confronte au mouvement et au temps nécessaire à ce mouvement, cette vie animée. Comme modèle de la décomposition du mouvement par superposition d'images successives, on peut commenter le cheval n°45 de Lascaux: on note la présence de trois têtes et encolures qui sont agencées de manière à reproduire la décomposition du mouvement vers l'avant, comme pour illustrer l'agitation de la tête lorsque l'animal se déplace au galop. 


Lascaux, La salle des taureaux dans les années 1940.


La seconde notion développée est celle de la juxtaposition, où l'on reproduit plusieurs positions prises successivement dans le temps par l'animal, les unes à la suite des autres et orientées dans la même direction suivant le principe de la file. Comme pour le procédé de superposition, l'ensemble des images doit former un tout cohérent. L'homme préhistorique « A-t-il voulu décomposer le mouvement d'un seul animal en plusieurs images successives ou représenter une file d'animaux en mouvement dans des positions reflétant une succession dans le temps ? Peu importe, c'est l'idée même de succession temporelle qui est ici fondamentale. » [1]
 Selon M. Azéma, G. Prudhommeau a eu une intuition comparable à la sienne dans les années 50 et s'est, lui aussi, intéressé à la décomposition du mouvement animal dans l'art pariétal. Le « Panneau des Cerfs Nageant » à Lascaux est sans doute l'exemple le plus probant d'une décomposition du mouvement par juxtaposition d'images successives. On observe que les figures peuvent se lire dans les deux sens, les têtes se lèvent plus ou moins haut, les oreilles sont plus ou moins plaquées en arrière, et les yeux semblent eux aussi être animés.
« Pour G. Prudhommeau, il 'donne de grands coups de tête', cet auteur voyant dans ces 5 cervidés des animaux nageant. De son côté, A. Leroi-Gourhan propose la même interprétation mais rajoute 'qu'on peut tout aussi bien les imaginer passant la tête au-dessus des fourrés, car leur port de tête est aussi celui du brame.»
Selon G.Prudhommeau, le même procédé aurait été utilisé sur le Grand Plafond d'Altamira : « Altamira semble avoir été un lieu de prédilection pour les artistes sachant analyser le mouvement avec une grande précision. Parmi les bisons debout de profil à gauche, nous remarquons deux phénomènes à cinq pattes, l'un à trois pattes antérieures. Si on restitue par le cinéma le mouvement de la patte antérieure droite, on s'aperçoit qu'il gratte le sol comme le font si souvent les taureaux de combat dans l'arène. Quant à son congénère, trois pattes postérieurs, la réanimation de sa patte droite ne le fait pas du tout gratter le sol, mais taper du sabot, comme le taureau qui piétine. »[2]
M. Azéma, nous prouve à l'aide d'exemples pertinents que l'homme a su traduire graphiquement la perception du mouvement, bien avant l'apparition de la photographie. Par un tableau (fig.7), il nous montre l'évolution de l'image animée dans l'histoire de l'humanité ; il puise des exemples dans la Frise des Lions de La Vache, en passant par la Colonne de Trajan qui se déroule comme une bande dessinée, pour arriver jusqu'aux croquis de Léonard de Vinci qui reproduit la décomposition du vol des oiseaux. Ces sauts énormes dans le temps nous font prendre conscience de la préoccupation constante qu'on eu les êtres humains à représenter une image en mouvement. Aujourd'hui, la bande dessinée serait l'héritage de l'art paléolithique car « la décomposition du mouvement par superposition d'images successives y est régulièrement employée. »

En inventant graphiquement deux processus de décomposition du mouvement : la décomposition par superposition d'images successives et la décomposition par juxtaposition d'images successives, l'homme préhistorique parvient à formuler graphiquement la dimension du temps.

                                             Grand panneau des lions, grotte Chauvet

            Afin de faire appel aux idées introduites par M. Azéma dans ses travaux, nous allons proposer l'étude d'une œuvre préhistorique qui détient les différents concepts relatifs à la représentation du mouvement dans l'art pariétal. Cette étude de cas portera sur « Le grand panneau » de la grotte Chauvet (Ardèche), et plus spécifiquement sur l'épisode de chasse entre des lions et des bisons (volet droit du Grand panneau). Cette scène fait partie d'une frise qui se déroule sur plus de 10 mètres ou la plupart des espèces modèles sont représentées (chevaux, lions, bisons...). Les représentations produites sur ce panneaux sont très naturalistes et contiennent tous les principes de la narration graphique : celle-ci sert à raconter et à traduire la vie de ses animaux apparemment figés sur la paroi. Cette production incarne une véritable mise en scène, qui a certainement été conçue dans son ensemble et dans le même temps. Nous savons que dès les origines de l'art, l'artiste paléolithique s'est préoccupé de donner vie aux modèles reproduits sur la roche, cette animation concerne le corps de l'animal en entier ou l'une de ses parties. Ces mouvements contribuaient à exprimer des actions, des comportements qui faisaient sens pour les artistes-chasseurs de la préhistoire. À la lecture du volet droit du « Grand panneau » de Chauvet, la notion de narration graphique est évidente ; d'un premier coup d'oeil,  on observe un long déplacement de la droite à la gauche du panneau. Ensuite, on remarque que des têtes de lions sont représentées en train d'attaquer le groupe de rhinocéros. Au total, pas moins de seize félins sont représentés et évoquent à chaque fois différents plans : certains sont plus petits, plus lointains, d'autres au contraire plus proches. On arrive même à percevoir que quelques uns semblent grogner ou rugir, ce qui fait directement appel à l'étude des comportements proposée par M. Azéma ; l'artiste  a rendu avec une grande pertinence l'état d'agressivité des lions, qui s'apprêtent à bondir sur le troupeau : plus les têtes se rapprochent de leur proie, plus on a l'impression qu'elles ouvrent leurs gueules vers l'avant. Une convention graphique que l'on n'avait pas encore rencontrée est ici mise en lumière par M. Azéma, celle de la synecdoque :
« Pour exprimer cette ruée collective, les artistes ont eu recours à une convention graphique, la synecdoque, qui consiste à ne représenter qu’une partie d’une action pour l’évoquer dans sa totalité »
En effet, on voit bien qu'un seul animal est figuré en train de courir sur le troupeau, mais cela suffit à représenter un mouvement d'ensemble. On en vient maintenant à se demander si l'artiste a cherché à représenter un seul lion et un seul bison en action ?  Dans ce cas, nous aurions affaire à ce que   M. Azéma appelle la superposition d'images successives, qui crée une décomposition du mouvement, et suggère ainsi une action. N'oublions pas que le mouvement devait être restitué et accentué par les torches qu'utilisaient les hommes préhistorique dans les grottes ; c'est certainement en mettant en action ces torches que les panneaux successivement éclairés s'animaient. De l'étude de ce panneaux, deux grandes notions sont essentielles : la première est le principe d'animation séquentielle,  qui comme la superposition d'images successives, est rattachée au cinéma. La seconde notion est celle du système de narration graphique, comme les images juxtaposées qui sont des séquences qui se succèdent, et qui ici fait appel à la bande dessinée. Les artistes de la Préhistoire,  auraient  inventé, au minimum pressenti, le concept moderne de dessin animé voire de cinématographie. M. Azéma a démontré cette hypothèse grâce à des techniques info-graphiques et audiovisuelles qui lui ont permis d'animer des figures pariétales. [3]

[1] AZÉMA Marc, L'art des cavernes en action, t.II, Les animaux figurés. Animation et mouvement, l'illusion de la vie, Errance, Paris, 2010, p.436
[2] Ibid., p.440 
[3] AZÉMA Marc, La préhistoire du cinéma : origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe, Errance, Paris, 2011  

samedi 21 avril 2012

Le mouvement dans l'art paléolithique 2/4


Il interroge, dans un second temps, le rôle des reliefs naturels dans la représentations des figures, l'appréciation des reliefs étant essentielle à la compréhension de l'art des cavernes (référons nous, par exemple, au cheval de Pech-Merle et à la notion de paroi participante). Il s'intéresse également à l'environnement figuratif des animaux représentés en mouvement. Selon l'auteur, c'est un « concept qui englobe ici la notion de panneau, défini comme une portion de paroi bien délimitée où sont disposées plusieurs unités graphiques dont l'association semble intentionnelle, et celle d'ensemble graphique lorsque nous ressentons une réelle volonté de regrouper plusieurs panneaux dans une même zone de la cavité, comme pour le Salon Noir à Niaux ou la Salle des Taureaux de Lascaux. »[1] M. Azéma cite G. Sauvet à propos de cette notion d'ensemble graphique qui est pour lui « nécessairement plus subjective que celle du panneau, car déjà proche de l'interprétation, elle permet d'introduire des hypothèses relatives à la structure du discours paléolithique. Elle permettra par exemple de prendre en considération des ensembles disjoints, c'est-à-dire constitués de panneaux séparés. »
Pour faciliter la compréhension de l'analyse, M. Azéma considère qu'une figure est isolée lorsque aucun autre animal n'est présent à proximité de la figure animée c'est-à-dire sur le même panneau ou le même ensemble graphique. Dans le cas contraire, il utilise le terme d'assemblages, faisant référence à A. Leroi-Gourhan : « il a été entendu par assemblage les groupes de figures entre lesquelles un lien significatif a pu exister ».[2]

La question du style sera aussi développée, car suivant les époques, des déformations artificielles du corps peuvent être perçues à tort comme des indices d'animation ; le degré de réalisme de l'image diffère souvent selon les cultures. Un des objectifs de M.Azéma est « de comparer nos résultats avec ceux d'A. Leroi-Gourhan qui, dans son hypothèse d'une évolution linéaire des styles, faisait de l'animation un critère de 'progrès' graphique : dans sa classification stylistique, l'animation est nulle sur les figures de style I, c'est-à-dire aux origines de l'art synonyme de schématisme, puis apparaît progressivement (style II, III) et devient de plus en plus fréquente en fonction de la lente évolution des formes vers le réalisme qui caractérise le style IV et atteint des sommets à la fin du Magdalénien. » [3]

En dernier lieu, il met en évidence des conventions graphiques dans la représentation du mouvement qui jouent un rôle décisif dans la création d'interactions et de narration. Nous développerons cette notion dans la troisième partie de notre étude.


            Le travail proposé par Azema constitue indubitablement un inventaire exhaustif des représentations d'animaux en mouvement, datant du paléolithique supérieur français. Son recensement nous permet de mieux appréhender l'art des cavernes, d'un point de vue strictement scientifique. Toutefois, on ne peut qu'être bouleversé par ces témoignages – qui ne semblent pourtant pas pouvoir être soumis aux codes d'interprétations traditionnels – qui continuent à nous fasciner et nous questionner. Comment interpréter ces témoignages ? À partir d'un travail de classement et de répertorisation, le chercheur réussit à établir des conventions, des codes capables de guider notre perception de l'art préhistorique. Il soumet par exemple le mouvement à différents niveaux de lecture :
- La figure isolée : animal unique qui détient dans sa posture une suggestion de mouvement
- Le panneau : qui constitue un bloc réunissant plusieurs figures isolées qui donne l'illusion d'une décomposition de mouvement d'une manière très forte
- La grotte : considérée dans son ensemble et qui serait un « instrument » de mouvement, grâce à l'usage de la torche, l'homme crée le mouvement par le geste à l'intérieur d'un espace statique.
La représentation d'un mouvement pose le problème de la perception visuelle, ou comment, à partir d'une image figée peut-on rendre l'illusion du mouvement ? L'œil humain peut restituer les mouvements lents, mais il lui est quasiment impossible de restituer l'impression d'un mouvement rapide. Ce qui conduit nécessairement à la création d'images idéalisées.
Selon M. Azéma, l'homme préhistorique a réussi à mettre en place des conventions graphiques propres à la représentation des allures :
- Les allures lentes (I et II)
- Les allures rapides (III à V)
Ces conventions se développent à travers différentes étapes de l'allure de l'animal : le pas, le pas rapide, le trot, et le galop. L'auteur constate qu'une grande majorité des représentations cherche à figurer le galop et les allures rapides ce qui témoigne certainement d'une volonté, chez Cro-Magnon, de dépasser les limites de notre perception rétinienne. Mais ces conventions ne sont pas toujours scientifiquement exactes, du fait de notre perception imparfaite du mouvement rapide. Il est intéressant de noter que ces mêmes conventions, bien qu'inexactes, persistent bien au delà de Cro-Magnon. Ainsi, le « galop volant » – phase de suspension idéalisée de l'allure où les membres se trouvent en extension de part et d'autre du tronc – n'existe pas ; la seule position se rapprochant de cette figure pourrait être le saut.
Il est intéressant de noter que, comme le souligne à juste titre M. Azéma, ces conventions continuent de nos jours à être utilisées, et ce malgré l'invention de la photographie et du cinéma, qui permettent pourtant de décrypter les mouvements.
On pourrait dès lors supposer que notre perception du mouvement étant tellement imparfaite, notre esprit a assimilé des figures capables de suggérer le mouvement, des conventions graphiques qui, bien qu'approximatives, tendent à devenir des symboles universels.
Outre les codes qui régissent la représentation des allures, M. Azéma expose deux procédés graphiques permettant de décomposer le mouvement.

« Dans l'objectif de donner vie aux animaux qu'il représente, l'artiste paléolithique a quelques fois utilisé un procédé graphique, hautement élaboré d'un point de vue conceptuel, permettant de décomposer le mouvement en plusieurs graphies et d'introduire, artificiellement, une nouvelle dimension dans les représentations, la dimension du temps. […] nous avons défini une terminologie visant à classer les figures, traitées ainsi, en deux catégories :
catégorie 1 : la décomposition du mouvement par superposition d'images successives
catégorie 2 : la décomposition du mouvement par juxtaposition d'images successives.»[4]

[1] AZÉMA Marc, L'art des cavernes en action, t.I, Les animaux modèles. Aspect, locomotion, comportement, Errance, Paris, 2010, p.43
[2] Ibid., p.44 
[3]  AZÉMA Marc, L'art des cavernes en action, t.II, Les animaux figurés. Animation et mouvement, l'illusion de la vie, Errance, Paris, 2010, p.12
[4] Ibid., p.421 

jeudi 19 avril 2012

Le mouvement dans l'art paléolithique 1/4

            Notre étude tentera de répondre à la question suivante : en quelle mesure les hommes préhistoriques se sont-ils trouvés confrontés à l'idée de mouvement dans leurs représentations animales ? Dans un premier temps, nous nous appuierons sur les travaux menés par M. Azéma depuis une vingtaine d'années, à partir de ses ouvrages : L'art des cavernes en action, en deux volumes. Nous essaierons d'analyser sa démarche et la manière dont il a fait évoluer ses recherches. L'auteur dans le premier tome présente l'anatomie, le mode de vie et les comportement des animaux modèles du bestiaire de l'art paléolithique. C'est avec cette même précision scientifique que M. Azéma  recense les figures en mouvement à travers 4634 représentations d'animaux, provenant de 141 grottes françaises. Il a ensuite cherché à comprendre comment les artistes paléolithiques ont tenté de traduire graphiquement les mouvements des animaux observés dans la nature. Nous verrons que certains codes ou conventions graphiques ont à cet effet été établis. Dans un second temps, nous développerons l'étude de ces conventions définies par M. Azéma et traiterons de l'idée même de mouvement. Le Larousse définit le mouvement comme étant le «déplacement [d'un corps] par rapport à un point fixe de l'espace et à un moment déterminé.»[1]  Ce moment déterminé introduit la notion de temps, nommée d'ailleurs par M. Azéma par l'expression «quatrième dimension». Nous verrons aussi que grâce à deux procédés de décomposition du mouvement en images successives, les artistes préhistoriques pourraient presque être perçus comme les inventeurs d'un pré-cinéma. Enfin, nous utiliserons différentes notions établies par M. Azéma dans le but de proposer une analyse personnelle d'un détail de la grotte Chauvet, qui donne à voir la plupart des concepts relatifs à la représentation du mouvement dans l'art pariétal.



Photographie d'Eadward Muybridge



            Dans le premier tome de L'art des cavernes en action, M. Azéma nous propose un véritable bestiaire[2] de l'art pariétal. Il compose un guide quasiment naturaliste des « animaux modèles » (animaux les plus fréquemment représentés par les hommes préhistoriques). L'auteur se réfère à l'éthologie, à savoir «L'étude des mœurs et du comportement individuel et social des animaux domestiques et sauvages»[3]. Cette méthode consiste à étudier le comportement animal selon plusieurs aspects : leurs façons de se mouvoir dans l'espace, leurs cycles de vie ,leurs comportements, leurs postures. Les éthologues divisent le comportement animal en 3 catégories : le comportement social, le comportement alimentaire et le comportement reproducteur.
En adoptant ce point de vue scientifique, il veut essayer de démontrer l'importance et le rôle de la représentation d'animaux en mouvement, dans l'art pariétal. En effet, le mouvement est la manifestation fondamentale de la vie animale. Son travail a été de recenser et d'établir des normes, afin de différencier les animaux immobiles des animaux en mouvement. Fabienne Rusinowski propose une méthode permettant de différencier ces deux états : «Si, dans la représentation d'un animal, le corps ou quelqu'une de ses parties subit une modification de position par rapport à l'attitude de départ (c'est-à-dire l'attitude de l'animal au placer 'image de référence'), celui-ci peut alors être considéré comme étant en mouvement»[4]. On reconnaîtra l'animal immobile par ses aplombs (les membres sont posés au sol et assurent le bon équilibre de l'animal au repos) et par la station au repos. Tandis que l'attitude d'un animal devient dynamique si au moins une partie du corps subit un changement notable de position (mouvements de la tête, de la queue, des membres) ; mais aussi les mouvements de locomotion qui entraînent la progression de l'animal d'un point à un autre de l'espace, en milieu terrestre. On distinguera  les phases d'appui,de suspension, et différentes allures. D'après Sabine Renous : «une allure est un déplacement séquentiel des membres dans l'espace et dans le temps»[5] Suite à ses observations, l'auteur va démontrer que plus de 40% des animaux, soit quasiment une figure sur deux sont animés. De plus, ce pourcentage est relativement constant d'une région à l'autre de la France, de l'Aurignacien au Magdalénien. Concernant les modèles les plus représentés, les espèces les plus dangereuses pour l'homme (comme le lion, l'ours et le rhinocéros) sont représentés en action un peu plus souvent que les autres.
M.Azéma, en répertoriant la multitude des positions représentées, nous montre à quel point les artistes ont su traduire les différentes significations de cet indicateur éthologique.

            Le second tome incite le lecteur à se questionner sur l'importance des parois et des sols des grottes comme support d'expression graphique. Cet art véhicule les pensées, mythes et croyances des hommes préhistoriques. Proposer une interprétation infaillible, dans le domaine de l'art préhistorique, est certes difficile ; il faut commencer par analyser ces représentations pour mieux comprendre cette période. La ligne directrice de M. Azéma dans cet ouvrage est de « voir comment l'animation de ces images, c'est-à-dire la représentation graphique de mouvements et comportements observés dans la nature, peut nous éclairer sur la pensée des hommes du paléolithique supérieur »[6]. L'auteur va s'appliquer à comparer les représentations d'animaux en mouvement avec des modèles réels ou vivants. Pour ce faire, il réalise un inventaire en classant les mouvements observés sur une ou plusieurs parties du corps. Trois parties se révèlent être potentiellement dynamiques : la tête, les membres, et la queue. La zone tête comprend l'encolure et la tête ; les éléments internes de la tête (oreilles, bouches, yeux) peuvent être considérés comme animés si on perçoit du mouvement. Pour chaque membre animé, a été calculé son degré d'écartement par rapport à sa position « normale » et M. Azéma a pris en compte le soulèvement de l'avant, de l'arrière ou de l'ensemble du tronc. Les mouvements de la queue ont été classés dans cinq catégories différentes en fonction de l'orientation de la queue par rapport à sa position au repos. D'autre part, une catégorie « problématique » à été ajoutée, rendant compte des cas d'appuis sur quatre membres : ils ont été retenus dans la mesure où ils représentaient des attitudes particulières (couché, agenouillé, assis) distinctes de la définition d'immobilité (station) : elles sont considérées comme des actions, donc animées. C'est toujours par le biais de l'éthologie qu'il cherchera à interpréter les mouvements qu'il a classés : « Dans la nature, le mouvement d'un animal et/ou les rapports que cet animal entretient avec ses congénères ou d'autres espèces nous renseigne sur son état comportemental» [7]. Ce qui soulève une interrogation : l'art paléolithique a-t-il cherché à interpréter les mouvements représentés dans le but de dégager des thèmes comportementaux ? Même s'il ne nous est pas possible de répondre avec certitude à cette question, M. Azéma, en établissant son répertoire comportemental, met en lumière trois attitudes qu'il a fréquemment retrouvé sur les parois des grottes : le comportement non-agressif – qui regroupe les attitudes liées à l'écoute, à l'observation ou à l'approche –, le comportement agressif,  état de nervosité, d'excitation et de rivalité, et le comportement cynégétique, qui correspond aux attitudes liées à l'acte de chasse comme la chute, l'affaissement, le renversement, la représentation de flèches ou encore de blessures.



[1]AUGÉ Paul (dir), Le petit Larousse, Larousse, Paris, 1998
[2] Ibid. « Traité, recueil d'images ayant trait aux animaux. »
[3]QUEMADA Bernard (dir), Trésor de la langue française, Cnrs, Gallimard, Paris, 1995
[4]    AZÉMA Marc, L'art des cavernes en action, t.I, Les animaux modèles. Aspect, locomotion, comportement, Errance, Paris, 2010; p.26
[5]Ibid.; p.30
[6]    AZÉMA Marc, L'art des cavernes en action, t.II, Les animaux figurés. Animation et mouvement, l'illusion de la vie, Errance, Paris, 2010
[7] Ibid.; p. 42


lundi 16 avril 2012

Frontières du chant et de la parole (fin)

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Yves Bonnefoy

Le domaine poétique confère également au chant une capacité prodigieuse à s'élever. Si des auteurs comme Gherasim Luca ou Yves Bonnefoy ont récemment abordé la question vocale dans leurs œuvres, on se rappelle que dès l'époque antique, poésie et chant sont ainsi associés dans le mythe d'Orphée. En lui se confondent les figure du musicien, du chantre et du poète. Dans l'Italie du XIIIe siècle, musique et poésie sont aussi intimement liées. Prenons comme exemple le poète florentin Dante Alighieri, qui revendique comme projet de placer la douceur de la langue toscane au premier plan. Quelques décennies plus tard, Pétrarque ira plus loin, en abordant clairement, dans le Canzoniere, la dimension sonore de la poésie. Pour lui, les qualités sonores de sa langue prévalent sur les qualités logiques. La poésie de Pétrarque se caractérise par deux qualités particulières : la « gravità » et la « piacevolezza ». Il est intéressant de remarquer que ces deux qualités se manifestent par le son : la place de l'accent, le type de rimes ou encore les jeux entre consonnes et voyelles. Il apparaît ici judicieux d'interroger le rapport entre la poésie mise en musique et la poésie simplement lue. Observons à cet effet la relation entre les notes et les paroles, développée par l'écrivain et musicien Marc'Antonio Mazzone, dans la préface de son premier livre de madrigaux à quatre voix, en 1569. Une relation identique à celle reliant le corps à l'âme, même si pour Mazzone, la musique se veut au service du sens des paroles. Le compositeur doit savoir, « avec les notes tristes, joyeuses ou sérieuses, exprimer le sujet » propre aux paroles. Pour Girolamo Russelli, « les vers sont déjà harmonieux et musicaux ». Le fait de chanter n'est pas un ajout, mais un révélateur : la musique et le chant permettent en quelque sorte de libérer la musicalité déjà propre aux vers. Le poète français Eustache Deschamps expose en 1392, dans L'art de dictier, sa conception de la musique et de la poésie. La poésie y est décrite comme une « musique de bouche » qui profère des « paroles métrifiées »1. Jean Molinet insiste quant à lui sur l'importance de la dimension rythmique dans la poésie : ainsi, dans L'art de la rhétorique (XVe siècle), la poésie est « une espèce de musique appelée rythmique ». Comme on le remarque aisément, la poésie est gage d'harmonie parce qu'elle est rythmique (mesurée, mètres). C'est d'ailleurs encore aujourd'hui le rythme qui distingue la poésie en vers de la prose. Les poètes de la Pléiade, comme Pierre de Ronsard ou Joachim du Bellay ont eux aussi souligné cette capacité à sonner, inhérente à la poésie. Il faut bel et bien chanter pour révéler la musicalité inscrite dans les mots. Dans sa note adressée au lecteur de La Franciade (1572), Pierre de Ronsard explique les codes de ponctuation, les signes (!) et les incidences sur la lecture qui en découlent.

« Je te supplierai seulement d'une chose, lecteur, de vouloir bien prononcer mes vers et accommoder ta voix à leur passion, & non comme quelques uns les lisent, plutôt à la façon d'une missive ou de quelque lettre royaux que d'un poème bien prononcé : et te supplie encore derechef où tu verras cette marque ! Vouloir un peu élever ta voix pour donner grâce à ce que tu liras.2 »

Le poète attend donc bien ici, du lecteur, une profération à haute voix et une capacité à jouer sur les hauteurs de voix pour servir la poésie. La langue poétique semble ici relever du musical. Les figures antiques de poètes représentent, à la Renaissance, un idéal ; ainsi, Orphée et Apollon sont eux-mêmes musiciens et s'accompagnent. La poésie chantée semble détenir un véritable pouvoir d'émotion et on considère que la musique, pour atteindre une perfection, doit s'exprimer par le chant. On citera aussi le projet fou d'Antoine de Baïf qui, dans l'espoir d'atteindre l'efficacité de la parole mythique par le chant, cherche à adapter des pièces en français qui respectent le système métrique de la poésie antique ; Maudit, Lejeune et Baïf ont ainsi mené des recherches ayant pour but de révéler et d'apprendre à maîtriser le pouvoir de la parole, apprendre en quelque sorte le charme d'Orphée. Dans Qu'est devenu ce bel œil ?, Lejeune utilise par exemple certains intervalles antiques (gammes chromatiques). Jean Jacques Rousseau va jusqu'à donner à la voix un sens musical, dans son Essai sur l'origine des langues : « La colère arrache des cris menaçants, que la langue et le palais articulent : mais la voix de la tendresse est plus douce, c'est la glotte qui la modifie […] les accens en sont plus fréquens ou plus rares, les inflexions plus ou moins aiguës, selon le sentiment qui s'y joint. Ainsi la cadence et les sons naissent avec les syllabes : la passion fait parler tous les organes et pare la voix de tout leur éclat ; ainsi les vers, les chants, la parole, ont une origine commune.3 » Cette origine commune à la voix chantée et à la voix parlée est ici, d'après Rousseau, guidée par la passion et le sentiment ; on perçoit clairement dans son propos un attachement, presque même un assujettissement de l'acte poétique ou musical à l'expression d'un état émotionnel.

Il faut admettre que l'étude de l'expressivité musicale accorde au « geste vocal » une certaine primauté : pour Ivo Supicic, c'est par la voix que s'exprime « l'être de l'homme lui-même.4 »C'est le souffle de l'âme humaine qui se fait percevoir, et comme le reconnaît Gisèle Brelet, la voix nous est émouvante « parce qu'en elle viennent se traduire toutes les activités de l'être.5 »Il est dommage que peu de philosophies se réfèrent à l'ouïe : les interrogations traitant de la voix sont rares. Pourtant, toute entreprise visant à mieux appréhender l'être humain devrait, on l'a montré, considérer l'existence sonore de l'Homme. Il faudrait, comme nous y invite Matthieu Guillot, apprendre à lui « prêter l'oreille, tout en fermant les yeux.6 » Pythagore avait déjà conscience du pouvoir vocal, lui qui avait imaginé un véritable dispositif d'écoute visant à mieux dispenser ses leçons : en se plaçant derrière un rideau pour enseigner à ses disciples, il les incitait à développer leurs qualités de concentration et d'écoute. Il s'agissait en quelque sorte d'un silence visuel, jugé plus propice à la transmission d'un message. On peut cependant se demander si l'audible ne requiert pas le visible, pour transmettre son message : à l'instar de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ne pourrait-on pas considérer que le visage est, autant que la voix, essentiel à la communication d'un message ? Le visage représenterait un « véritable porte-voix.7 » Mais comme le confie le poète Gherasim Luca (1913-1994), l'expression peut aussi être entravée, ou troublée par le visible : « Il m'est difficile de m'exprimer en langage visuel.8 »De la même façon, la célèbre injonction de Socrate (« Parle, afin que je voie qui tu es ! ») nous laisse penser que l'essence même de l'Homme se manifeste plus dans sa parole que dans son image.
Gherasim Luca

Pour montrer la spécificité de l'espèce humaine, des expressions latines mettent en évidence sa capacité à fabriquer des outils et à inventer des techniques : c'est l'Homo faber, évoqué par le philosophe Bergson. Plus généralement, l'Homo sapiens désigne l'Homme en tant qu'espèce capable de pensées abstraites et de connaissance. Toutefois, comme le fait observer le linguiste français Claude Hagège : « S'il est homo sapiens, c'est d'abord en tant qu'homo loquens, homme de paroles.9 » Généralement présenté comme un « animal doué de raison », l'Homme doit aussi être perçu en tant qu'« animal parlant ». On pourrait même considérer la parole comme le signe distinctif de l’Homme puisque l'être humain ne saurait être réduit à son apparence visible, à ce corps dans la lumière. Il est donc primordial de tenir compte de son corps sonore, de son caractère audible, bref, de sa voix. Nous reviennent en mémoire les deux derniers vers d'un sonnet10 de Paul Verlaine, montrant à quel point la voix, même par delà la mort, conserve le souffle de la vie :

« Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues. »

1 DESCHAMPS, Eutache, Art de dictier, 1392.
2 RONSARD, Pierre de, La Franciade, 1572, « au lecteur ».
3 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Essai sur l'origine des langues, 1781, œuvre posthume suite à une esquisse de 1755.
4 SUPICIC, Ivo, La Musique expressive : PUF, 1957, p. 64.
5 BRELET, Gisèle, Le Temps musical : PUF, 1949, p. 412.
6 GUILLOT, Matthieu, Op. Cit.
7 DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Mille plateaux, Paris : Éditions de Minuit, 1980, p. 144.
8 LUCA, Gherasim, Introduction à un récital, Lichtenstein : 1968.
9 HAGÈGE, Claude, L'Homme de paroles, Paris : Fayard, 1985, p. 8.
10 VERLAINE, Paul, « Mon rêve familier », Poèmes saturniens, 1866.

vendredi 13 avril 2012

Frontière du chant et de la parole (2)

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On observe premièrement que la voix parlée et la voix chantée sont émises par les mêmes organes. Mais s'il repose certes sur les éléments basiques de la voix parlée, le chant a ses exigences propres : il requiert premièrement la justesse, pour permettre la reproduction intervallique. Il faut donc, pour chanter, apprendre à maîtriser son larynx, la tension des cordes vocales, et savoir perfectionner son auto-contrôle auditif. Poursuivons cette analyse comparative en abordant le critère de la hauteur : la voix parlée reste globalement confinée à des petits intervalles, dépassant rarement la quinte, alors que le chant se développe sur une étendue vocale plus importante (de deux à trois octaves) et sollicite différents registres. L'intensité est également un paramètre soumis à des variations nettes : les intonations émises par une voix parlée sont assez réduites puisque l'écart du niveau acoustique entre un murmure et un cri ne dépasse guère 40 Db, contre des variations fortes dans le chant, entre les nuances piano et forte (de 40 à 120 Db). Il faut aussi remarquer la grande variété de timbres déployée par une voix de chanteur – qui peut utiliser la voix de poitrine, de tête (fausset), la voix de sifflet ou la voix mixte – tandis qu'un sujet non entraîné conserve naturellement un timbre très proche de celui de sa voix parlée quand il chante. Outre la connaissance de techniques purement vocales, le chant nécessite la maîtrise de différents caractères d'ordre physiologique ; le corps chantant est soumis à une posture physique exigeante, liée à la position particulière du corps (de la mâchoire, de la langue ou encore des lèvres). Enfin, le rythme respiratoire est lui aussi mis à l'épreuve, le chant réclamant un volume d'air beaucoup plus important. Après avoir évoqué ces premiers critères permettant la distinction entre voix parlée et voix chantée, en occident, il convient d'interroger le rapport traditionnel à la voix qu'entretient la musique.
Vladimir Jankélévitch, philosophe et musicologue

Dans l'introduction de La Musique et l'Ineffable, le philosophe et musicologue français Vladimir Jankélévitch remonte aux sources antiques du phénomène musical1. De tout temps, la musique a fasciné les hommes et dès l'antiquité, on lui attribue un mystérieux pouvoir d'enchantement. Est évoqué le mythe d'Orphée, dont la magie des chants s'exerce sur tous, jusqu'aux Enfers. L'auteur rappelle dans son essai que Platon tient le chant d'Orphée pour « positivement musical », au contraire de la voix des perfides Sirènes. Mais, comme le suggère Jankélévitch, le pouvoir d'enchantement de la musique est tel, qu'il ne peut qu'inspirer une profonde méfiance : « Aussi l'homme parvenu à l'âge de raison s'insurge-t-il contre cette captation indue d'assentiment, il ne veut plus céder à l'enchantement […] l'induction enchanteresse devient pour lui séduction, et par conséquent tromperie »2. Platon estime encore que l'État doit justement réglementer l'usage de la musique, en lui donnant des limites : le philosophe athénien associe dans son raisonnement la figure du musicien à celle de l'orateur, ou du rhéteur. Apparue chez les avocats de la Grèce antique, la rhétorique est une discipline qui désigne l'art ou la technique de persuader, au moyen du langage. Pour défendre son client, il s'agit en effet d'être efficace, et de maîtriser le « bien parler ». Quintilien, auteur du Traité de l'institution oratoire, relève déjà l'ambiguïté entre les rôles d'orateur et de musicien, en particulier dans la prononciation vocale ou la mise en sons. Musicien et orateur ne savent-ils pas, l'un comme l'autre, nous persuader en jouant avec des enchantements périlleux ? Personne mieux que saint Augustin n'a dit la crainte d'une emprise trop enchanteresse de la voix sur l'ouïe :

« Je flotte ainsi, partagé entre le danger du plaisir et la constatation d'un effet salutaire. J'incline plutôt, sans émettre toutefois un avis irrévocable, à approuver la coutume du chant dans l'Église, afin que, par les délices de l'oreille, l'esprit encore trop faible puisse s'élever jusqu'au sentiment de la piété. Mais, quand il m'arrive de trouver plus d'émotion dans le chant que dans ce que l'on chante, je commets un péché qui mérite punition, je le confesse ; et j'aimerais mieux alors ne pas entendre chanter »3.

S'il loue les « délices de l'oreille » suscités par la voix chantée, l'auteur confesse dans le même temps un sentiment de péché lorsqu'il en vient à ne plus prêter attention au texte, trop envoûté par le charme des sons. À la période médiévale, il faut rappeler que la vocalité même est soumise au contrôle de l'Église, comme le souligne la notion de vox congruens, la « voix qui convient », dans le cadre de la liturgie chrétienne. Concilier la profération de bouche avec le mouvement du cœur et l'exercice de l'intelligence (ore, corde et mente) constitue une très ancienne recommandation dans la pratique du culte chrétien. La liturgie requiert ainsi un rapprochement entre l'âme et la voix du fidèle : « Pour obtenir une telle efficacité, il est nécessaire que les fidèles accèdent à la liturgie avec les dispositions d'une âme droite, qu'ils harmonisent leur âme avec leur voix »4. Saint Jérôme tolère, quant à lui, une « cantillation » des textes sacrés, soit une mélodie psalmodiée, à l'ambitus très restreint, plus proche de la parole que du chant. Par cantillation, on désigne une modulation de la voix très peu marquée ; il s'agit d'une construction primitive, plus proche de la déclamation que du chant. La parole a la prépondérance sur la musique, qui joue plutôt un rôle de régulateur et de revêtement solennel. La psalmodie repose précisément sur une juxtaposition entre le chant et le texte : à une première courte mélodie chantée (l'antienne) succède une phase de cantillation, lors de la lecture du psaume ; enfin, on retourne à l'antienne chantée pour la troisième phase. La louange divine peut donc aller, dans le cadre de la psalmodie, jusqu'au chant (jubilus), mais jamais jusqu'au cri. C'est même une limite infranchissable, remontant au concile de Trullo (691-692) : il faut privilégier la modération pour la louange divine. Le drame liturgique Ordo virtutum, créé par l'abbesse Hildegarde von Bingen au milieu du XIIe siècle, confronte justement la voix chantée à la voix criée. Ce drame très élaboré représente le combat de l'Homme (l'Anima) confronté à ses désirs, au diable (Diabolus) et ses vices ; il s'agit d'ailleurs d'un topique récurrent au Moyen Âge. Dans la première scène, une didascalie précise que le diable doit s'adresser à l'âme humaine en criant (strepitus). Surtout, le diable ne chante pas ; il profère des mots qui s'apparentent davantage au cri qu'au chant. Dans ce drame liturgique, seules les vertus sont habilitées à chanter, ainsi que l'Anima qui, une fois guérie de ses vices, pourra prendre part au chœur des vertus. Ce drame propose une véritable gradation, du cri au chant jubilatoire final. Von Bingen développe la perspective d'une élévation à Dieu, permise par la voix chantée.

1 JANKÉLÉVITCH, Vladimir, La Musique et l’Ineffable, Paris : Éditions du Seuil, 1983, 190 p.
2 JANKÉLÉVITCH, Vladimir, Op. Cit., p. 8.
3 SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, X, xxxiii, 50.
4 Concile œcuménique Vatican II, Constitutions, Décrets, Déclarations, Messages, textes français et latin, Paris : Centurion, 1967, p. 156.