mercredi 11 avril 2012

Frontières du chant et de la parole


Depuis toujours, la voix a suscité fascination et mystère. Les théâtres antiques et orientaux exploraient déjà le dédoublement entre visage porteur d’un masque (extériorité) et parole de l’acteur (intériorité). À l'époque antique, le «masque» de l’acteur était désigné par le mot persona : persona, c'est le masque à travers (per) lequel résonne (sonare) la voix de l’acteur. Cette étymologie, avancée par les auteurs latins eux-mêmes, révèle combien on attribue à l'oralité et au phénomène vocal une valeur d'«intériorité» de la personne humaine, dans la culture traditionnelle.
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Masque de théâtre représentant Dionysos, terre cuite de Myrina, musée du Louvre
Qu'elle soit animée par le rythme des passions ou porteuse de la complexité existentielle, la voix rappelle avant tout à notre esprit le souffle de vie. Nous pensons non seulement à la voix comme langage porteur de communication, mais aussi à la voix en tant que chant et musique. Le domaine musical considère généralement la voix en tant que parole, c'est à dire comme support pour le texte mis en musique, et en tant qu'instrument, ou source sonore pouvant être traitée de manière instrumentale par l'orchestration. Le musicologue Matthieu Guillot nous rappelle qu'en tant que matériau sonore, l'« exceptionnelle malléabilité » de la voix a permis aux compositeurs d'explorer de nouvelles esthétiques.1 L'histoire musicale du XXe siècle est ainsi fortement marquée par le Pierrot Lunaire (1912) d'Arnold Schönberg, qui inaugure la technique du « parlé en chantant » (Sprechgesang). Quelques décennies plus tard, le compositeur Luciano Berio propose, avec la Sequenza III (1965), un travail reposant sur des possibilités vocales hautement expressives. Cette œuvre pour voix de femme donne à entendre les multiples facettes du phénomène vocal : rires, pleurs, cris ou soupirs deviennent musique. Alors que, traditionnellement, certains instruments sont plus accessibles aux hommes qu’aux femmes, il est intéressant de remarquer que la voix demeure, au titre de « premier instrument »2, l’outil de communication commun à chaque sexe. Surtout, quel que soit son mode d’expression (chant, parole, déclamation, murmure, cri), la voix représente incontestablement un lien entre les êtres et entre les générations. On comprend dès lors que la voix retienne de plus en plus l’attention des chercheurs contemporains. C'est d'ailleurs ce que souligne François-Bernard Mâche, musicien et chercheur français : « Si la voix humaine est, depuis plus d’une décennie, bien plus qu’un thème à la mode, c’est qu’elle figure le lieu où se redéfinit notre statut sur terre ».3 Dans notre étude, il faudra traiter du concept même de frontière entre voix parlée et voix chantée. Nous tenterons de définir comment s'articulent les différentes idées de vocalité. Quels caractères permettent de distinguer la voix chantée de la voix parlée ? À cette question, la première partie de mon étude tentera d'apporter des éléments de réponse. Nous traiterons ensuite de la fascination intemporelle qu'exerce la voix sur l'Homme, qu'elle émane d'un poète, d'un chanteur ou d'un rhéteur. Cela nous amènera à évoquer la place particulière occupée par le chant dans la liturgie chrétienne, au Moyen Âge. Puis, nous observerons que, de la Renaissance à l'époque contemporaine, les poètes ont eu à cœur d'associer musicalité et poésie, en explorant la dimension sonore de la langue poétique par la profération de leurs vers. Cette réflexion permettra de mettre en évidence la profonde humanité que recèle chaque voix, qu'elle soit chantée ou parlée. L'essence même de l'être humain ne se manifeste-t-elle pas autant par sa voix que par son image ? Tels seront les derniers questionnements soulevés par mon étude.



1 GUILLOT, Matthieu, « La voix, comble de la Présence », Études : mars 2001, 394, p. 383-394.

2 PORTE, Jacques, VAN KHÊ, Tran, « Voix », Paris : Encyclopædia Universalis, Cédérom Universalis, version 8, 2002.

3 MÂCHE, François-Bernard, « La voix révélatrice », Penser la voix, Poitiers : La Licorne, 1997.

2 commentaires :

  1. En attendant tous les développements, une question me vient à l'esprit au détour d'une phrase : tu évoques trois périodes de l'époque moderne (ou contemporaine), les années 10, les années 60 et les années 90. Tu ne dis pas comment a été considéré la voix humaine entre ces périodes, on imagine alors qu'elle n'a pas été travaillée.
    Si cela est vrai, comment expliquer ces trois dates, quel lien la voix entretient-elle avec l'histoire ?

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  2. Je n'ai ici évoqué que certaines œuvres, particulièrement fameuses pour leur capacité à exploiter la voix comme matériau sonore. Je ne prétendais donc pas proposer un panorama exhaustif des travaux sur la voix en musique, au XXe.
    Me vient à l'esprit le travail de la cantatrice américaine Cathy Berberian (1925-1983), qui a d'ailleurs été l'épouse de Luciano Berio dans les années 50 (et l'interprète de la Sequenza III que j'ai évoqué dans mon article). Stripsody, créé en 1966, un de ses plus grand succès, constitue une tentative d'adaptation de bande dessinée en "sons" : on définit souvent cette pièce comme un "sketch de théâtre musical", écrit sous forme de bande dessinée : la partition est construite sur une suite de dessins humoristiques. À chaque dessin correspond un son : la chanteuse utilise surtout des onomatopées et des imitations. Les hauteurs de tessiture sont réparties sur trois lignes (grave, medium, aigü) et je sais que le chanteur est seul (a cappella pour voix de femme). Cette pièce explore largement le registre vocal, par l'utilisation de la voix parlée, chantée, chuchotée, criée. Et on est à la frontière entre théâtre et musique.

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