vendredi 13 avril 2012

Frontière du chant et de la parole (2)

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On observe premièrement que la voix parlée et la voix chantée sont émises par les mêmes organes. Mais s'il repose certes sur les éléments basiques de la voix parlée, le chant a ses exigences propres : il requiert premièrement la justesse, pour permettre la reproduction intervallique. Il faut donc, pour chanter, apprendre à maîtriser son larynx, la tension des cordes vocales, et savoir perfectionner son auto-contrôle auditif. Poursuivons cette analyse comparative en abordant le critère de la hauteur : la voix parlée reste globalement confinée à des petits intervalles, dépassant rarement la quinte, alors que le chant se développe sur une étendue vocale plus importante (de deux à trois octaves) et sollicite différents registres. L'intensité est également un paramètre soumis à des variations nettes : les intonations émises par une voix parlée sont assez réduites puisque l'écart du niveau acoustique entre un murmure et un cri ne dépasse guère 40 Db, contre des variations fortes dans le chant, entre les nuances piano et forte (de 40 à 120 Db). Il faut aussi remarquer la grande variété de timbres déployée par une voix de chanteur – qui peut utiliser la voix de poitrine, de tête (fausset), la voix de sifflet ou la voix mixte – tandis qu'un sujet non entraîné conserve naturellement un timbre très proche de celui de sa voix parlée quand il chante. Outre la connaissance de techniques purement vocales, le chant nécessite la maîtrise de différents caractères d'ordre physiologique ; le corps chantant est soumis à une posture physique exigeante, liée à la position particulière du corps (de la mâchoire, de la langue ou encore des lèvres). Enfin, le rythme respiratoire est lui aussi mis à l'épreuve, le chant réclamant un volume d'air beaucoup plus important. Après avoir évoqué ces premiers critères permettant la distinction entre voix parlée et voix chantée, en occident, il convient d'interroger le rapport traditionnel à la voix qu'entretient la musique.
Vladimir Jankélévitch, philosophe et musicologue

Dans l'introduction de La Musique et l'Ineffable, le philosophe et musicologue français Vladimir Jankélévitch remonte aux sources antiques du phénomène musical1. De tout temps, la musique a fasciné les hommes et dès l'antiquité, on lui attribue un mystérieux pouvoir d'enchantement. Est évoqué le mythe d'Orphée, dont la magie des chants s'exerce sur tous, jusqu'aux Enfers. L'auteur rappelle dans son essai que Platon tient le chant d'Orphée pour « positivement musical », au contraire de la voix des perfides Sirènes. Mais, comme le suggère Jankélévitch, le pouvoir d'enchantement de la musique est tel, qu'il ne peut qu'inspirer une profonde méfiance : « Aussi l'homme parvenu à l'âge de raison s'insurge-t-il contre cette captation indue d'assentiment, il ne veut plus céder à l'enchantement […] l'induction enchanteresse devient pour lui séduction, et par conséquent tromperie »2. Platon estime encore que l'État doit justement réglementer l'usage de la musique, en lui donnant des limites : le philosophe athénien associe dans son raisonnement la figure du musicien à celle de l'orateur, ou du rhéteur. Apparue chez les avocats de la Grèce antique, la rhétorique est une discipline qui désigne l'art ou la technique de persuader, au moyen du langage. Pour défendre son client, il s'agit en effet d'être efficace, et de maîtriser le « bien parler ». Quintilien, auteur du Traité de l'institution oratoire, relève déjà l'ambiguïté entre les rôles d'orateur et de musicien, en particulier dans la prononciation vocale ou la mise en sons. Musicien et orateur ne savent-ils pas, l'un comme l'autre, nous persuader en jouant avec des enchantements périlleux ? Personne mieux que saint Augustin n'a dit la crainte d'une emprise trop enchanteresse de la voix sur l'ouïe :

« Je flotte ainsi, partagé entre le danger du plaisir et la constatation d'un effet salutaire. J'incline plutôt, sans émettre toutefois un avis irrévocable, à approuver la coutume du chant dans l'Église, afin que, par les délices de l'oreille, l'esprit encore trop faible puisse s'élever jusqu'au sentiment de la piété. Mais, quand il m'arrive de trouver plus d'émotion dans le chant que dans ce que l'on chante, je commets un péché qui mérite punition, je le confesse ; et j'aimerais mieux alors ne pas entendre chanter »3.

S'il loue les « délices de l'oreille » suscités par la voix chantée, l'auteur confesse dans le même temps un sentiment de péché lorsqu'il en vient à ne plus prêter attention au texte, trop envoûté par le charme des sons. À la période médiévale, il faut rappeler que la vocalité même est soumise au contrôle de l'Église, comme le souligne la notion de vox congruens, la « voix qui convient », dans le cadre de la liturgie chrétienne. Concilier la profération de bouche avec le mouvement du cÅ“ur et l'exercice de l'intelligence (ore, corde et mente) constitue une très ancienne recommandation dans la pratique du culte chrétien. La liturgie requiert ainsi un rapprochement entre l'âme et la voix du fidèle : « Pour obtenir une telle efficacité, il est nécessaire que les fidèles accèdent à la liturgie avec les dispositions d'une âme droite, qu'ils harmonisent leur âme avec leur voix »4. Saint Jérôme tolère, quant à lui, une « cantillation » des textes sacrés, soit une mélodie psalmodiée, à l'ambitus très restreint, plus proche de la parole que du chant. Par cantillation, on désigne une modulation de la voix très peu marquée ; il s'agit d'une construction primitive, plus proche de la déclamation que du chant. La parole a la prépondérance sur la musique, qui joue plutôt un rôle de régulateur et de revêtement solennel. La psalmodie repose précisément sur une juxtaposition entre le chant et le texte : à une première courte mélodie chantée (l'antienne) succède une phase de cantillation, lors de la lecture du psaume ; enfin, on retourne à l'antienne chantée pour la troisième phase. La louange divine peut donc aller, dans le cadre de la psalmodie, jusqu'au chant (jubilus), mais jamais jusqu'au cri. C'est même une limite infranchissable, remontant au concile de Trullo (691-692) : il faut privilégier la modération pour la louange divine. Le drame liturgique Ordo virtutum, créé par l'abbesse Hildegarde von Bingen au milieu du XIIe siècle, confronte justement la voix chantée à la voix criée. Ce drame très élaboré représente le combat de l'Homme (l'Anima) confronté à ses désirs, au diable (Diabolus) et ses vices ; il s'agit d'ailleurs d'un topique récurrent au Moyen Âge. Dans la première scène, une didascalie précise que le diable doit s'adresser à l'âme humaine en criant (strepitus). Surtout, le diable ne chante pas ; il profère des mots qui s'apparentent davantage au cri qu'au chant. Dans ce drame liturgique, seules les vertus sont habilitées à chanter, ainsi que l'Anima qui, une fois guérie de ses vices, pourra prendre part au chÅ“ur des vertus. Ce drame propose une véritable gradation, du cri au chant jubilatoire final. Von Bingen développe la perspective d'une élévation à Dieu, permise par la voix chantée.

1 JANKÉLÉVITCH, Vladimir, La Musique et l’Ineffable, Paris : Éditions du Seuil, 1983, 190 p.
2 JANKÉLÉVITCH, Vladimir, Op. Cit., p. 8.
3 SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, X, xxxiii, 50.
4 Concile œcuménique Vatican II, Constitutions, Décrets, Déclarations, Messages, textes français et latin, Paris : Centurion, 1967, p. 156.

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