mercredi 30 mai 2012

De la reproductibilité artistique 2

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Felix Gonzalez-Torres - Untitled - 1992
  Il semble aussi que Gonzalez-Torres ait l'intention de "mettre à mal l'autorité", ce que dit Watier à la même ligne où il souligne l'évidence : "ce renoncement délibéré à l'artisanat, déjà pratiqué par les artistes minimalistes ou conceptuels dans les années 60 et 70". C'est-à-dire en effet qu'il y avait plus révolutionnaire, comme choix.
De même, quand Watier écrit côte à côte que Gonzalez-Torres tend à la fois à faire des rapprochements obscènes (ainsi le premier Photostat  "Bitburg Cemetery 1985 Walkman 1979 Cape Town 1985 Water-proof mascara 1971 Personnal computer 1981 TLC" évoque-t-il ensemble l'invention du mascara water-proof et Ronald Reagan en recueillement devant les tombes de 48 Waffen-SS) et à faire un art "anti-spectaculaire", il me semble un peu naïf de penser que le spectaculaire ne peut que se nourrir d'image : l'obscénité elle-même (dont l'étymologie légendaire serait : "ce qui se met sur la scène") n'est-elle pas spectaculaire ? L'esthétique du choc, de l'obscénité, de la pornographie (qui est référencée comme synonyme dans le Wikitionnaire) ne sont-elles pas tout aussi spectaculaires qu'un journal de TF1 ? Qui plus est, Watier l'écrit quelques lignes plus bas, Gonzalez-Torres ne s'est pas privé d'employer des supports réellement spectaculaires comme lors de la gaypride de 1989, où il s'affiche sur un panneau publicitaire.
Félix Gonzalez-Torres - Untitles (For Jeff) - 1992

A propos de la phrase qu'écrit Eric Watier peu avant la fin : "Il est donc clair que depuis la reproductibilité technique, la rareté du multiple est arbitraire". Cette phrase me parait symptomatique d'un bon nombre de penseurs post-benjaminiens. C'est, à mon avis, pure théorie : naturellement, les objets produits par des artistes qui, par définition, et, quoi qu'aient pu tenter les artistes depuis les années 60, ne sont pas des entreprises industrielles, se raréfient, quand bien même on en aurait produit un certain nombre au départ. Par la disparition de certaines d'entre elles, leur conservation, le vieillissement, leur histoire, leurs marques distinctives (signature, par exemple)... C'est l'idée de multiple identique et infini ("illimité", selon le mot de Watier) qui est un fait de l'esprit,  un phénomène de notre société industrielle et informatique, chaque objet du réel est unique, et nul n'est à proprement parler parfaitement identique à aucun autre. 
Félix Gonzalez-Torres - Untitled (Lover Boys) - 1991
Poussant plus loin la logique du multiple, Gonzalez-Torres accompagne ses panneaux publicitaires d'un certificat à la manière des conceptuels, donnant le droit exclusif de la reproduire comme bon lui semble. Outre le fait qu'on pourrait se demander pourquoi cet artiste qui se dit engagé ne donne le droit de reproduction qu'à une personne exclusive, il conclut sur un paradoxe : "Peu importe combien de fois l'affiche est reproduite, l'affiche est une œuvre d'art unique." Si je suis bien d'accord avec lui, que l’œuvre d'art est unique, je me demande alors pourquoi s'acharner à en faire des reproductions. Il semblerait que ce soit pour suivre la révolution annoncée par Benjamin : une œuvre d'art unique basée sur la reproduction.
Les Photostats, cependant, apportent un éclairage lumineux sur une phrase de Benjamin qu'analyse Watier : "La légende ne va-t-elle pas devenir l'élément essentiel du cliché ?" Les photostats sont en effet des légendes sans image, et je pense que l'on touche ici le point majeur, quand Watier explique justement : "Confrontée à sa propre prolifération, puis à sa surabondance, l'image n'est lisible que par le commentaire qui l'accompagne". Il ne précise pas ici s'il s'agit de prolifération horizontale (énormément d'images en tous genres) ou verticale (la même image reproduite partout), mais la phrase parait juste dans les deux cas : en effet, l’œuvre tend à s'effacer derrière sa légende, et une telle posture artistique marque une réelle volonté d'en finir avec l'art, de le diluer, le dissoudre dans le flux, toujours plus diffusible, plus rentable.
Pourtant, s'il y a bien un point sur lequel je serais d'accord avec Gonzalez-Torres, c'est ce qu'on pourrait appeler sa "stratégie" : intégrer le système pour le combattre. C'est ce qu'on pourrait appeler de l'entrisme artistique, du conventionnalisme ou encore une stratégie de la corruption. Ainsi, les ambiguïtés que nous relevons, sa participation au spectaculaire, à l’œuvre, si elles nous paraissent contraster avec un discours très virulent sur le multiple, se révèlent très intéressantes dans le cadre d'une pensée du jeu (mot qu'écrit Watier à propos des panneaux publicitaires), de l’ambiguïté, de l'hésitation où l’œuvre serait, comme l'écrit Watier "à la fois privée et publique, unique et multiple, anodine et subversive".
Répétant cependant les ultimes réserves que nous avions à propos de sa démarche-même : comment imaginer qu'une œuvre est réellement multiple, voire infinie comme il en a l'ambition avec les tas de bonbons (offerts aux visiteurs) ? Comment dire que chacun est alors propriétaire de l’œuvre d'art ("l'affiche que chaque spectateur a emportée chez lui fait toujours partie de la sculpture dont elle est issue") quand on en signe seulement un certain nombre ? Quand on vend celle-ci aux enchères à plusieurs milliers de dollars ?
Félix Gonzalez-Torres

Il faut être bien peu attentif à ce que l'on réalise comme œuvre d'art pour dire que chaque reproduction photocopiée est une œuvre, il faut avoir bien peu d'exigences visuelles, comme c'est le cas de Gonzalez-Torres. Tout se passe comme si son seul intérêt était de se battre contre l'unicité, combat dont la forme n'est rendue possible que par ce combat même : les multiples n'ont aucun intérêt en eux-mêmes, ils ne sont possibles qu'à un certain moment à un certain endroit, comme réponse à quelque chose, et non pour eux.
De même, une des dernières notes d’Éric Watier souligne avec raison les voies qu'emprunte l'industrie contemporaine pour se diffuser : promettre aux clients de l'unique. Industrie caricaturale à laquelle il est aisé de s'opposer. Mais il oublie que cette situation n'est pas univoque et qu'elle est même paradoxale : bien sûr l'industrie promet que chacun aura un objet unique, renforçant l'unicité-même de chaque client, mais elle promet aussi, c'est le sens intrinsèque de l'industrie, que chaque objet produit sera rigoureusement identique au précédent. Pour concilier les deux extrêmes, il faut distinguer les faits et les paroles : l'industrie produit effectivement des multiples, en promettant des uniques. Pourquoi une telle promesse alors qu'elle est exactement dans la même position que les artistes conceptuels ou Gonzalez-Torres (quoique les conceptuels eux au moins en étaient conscients) ? Parce que les gens veulent effectivement des objets uniques. On peut alors en prendre le contrepied pour des raisons faussement politiques comme Gonzalez-Torres, pour des raisons financières ou médiatiques. On peut aussi rechercher un art exigent qui soit réellement populaire.
Felix Gonzalez-Torres - Untitled - 1992

dimanche 27 mai 2012

De la reproductibilité artistique

L'article d’Éric Watier intitulé "Félix González-Torres : un art de la reproductibilité technique" (disponible ici(1)) analyse la production de Félix González-Torres comme exemplaire de la production de multiples en art. Nous avons déjà essayé de dessiner plusieurs fois ici même les contours de cette mouvance de l'art contemporain depuis l'après-guerre, et l'exemple de Félix González-Torres nous semble approprié pour l'analyser et la mettre en débat, alors même qu'elle semble aujourd'hui hégémonique sur la scène artistique internationale. Nous essaierons de voir en quoi cette position, qui a été fondamentale dans les années 60 et 70 se révèle par la suite intenable et répétitive dans les années 80 et 90. Gonzalez-Torres est en effet très marqué par les artistes conceptuels et minimaux dans sa conception de l'artiste, de l’œuvre, de l'authenticité. Comme le dit Éric Watier dès le début de son article, il faut bien garder à l'esprit que la grande majorité de ses œuvres, par leur statut imprimé ou industriel, sont des reproductions radicales. Pourtant, on relève assez rapidement dans cette présentation du travail de González-Torres une série d'incohérences qui viennent perturber le regard qu'on peut jeter sur son œuvre : d'abord le fait que certaines œuvres ne soient pas des reproductions interroge sur la difficulté de faire "une œuvre d'art conçue pour être reproductible", comme l'écrit Éric Watier en reprenant Benjamin ; tandis que la réflexion sur l’œuvre semble fondamentale pour González-Torres, l'encadrement, aussi, de plusieurs œuvres (notamment, alors qu'il est arrivé à la maturité de son art, presque 20% des Puzzles) questionne sur les raisons et les conséquences d'une telle ambiguïté dans les faits, alors que son discours reste radical. De même, alors que l'artiste semble revendiquer une certaine pauvreté du support, une dérision de l’œuvre, pourquoi faire des tirages palladium de ses photographies ?

Félix Gonzalez Torres - Untitled-Sand


Je voudrais aussi porter la réflexion sur deux mécanismes intellectuels, qui nous semblent aujourd'hui parfaitement évidents mais que je voudrais ici mettre en lumière : d'abord, l'idée héritée de Benjamin que la photographie est dédiée à la reproductibilité, qu'elle est la reproductibilité même, qu'elle ne peut s'affirmer que par cette reproductibilité. Soulignons deux choses : si, au cours du XIXème siècle et jusqu'à l'époque de Benjamin, la photographie a en effet été un bouleversement pour la reproductibilité, elle est aujourd'hui stricto sensu de plus en plus rare. Je veux dire que la prise de vue argentique est très loin d'être majoritaire tant dans les usages amateurs que professionnels ou artistiques, mais surtout que l'impression photographique a presque tout à fait disparu ; la photographie a été remplacée par des procédés industriels bien plus performants, plus productifs, plus rentables. Et, même ce qu'on appelle l'impression photographique de nos jours (jet d'encre pour la plupart des cas) n'est pas du tout dans notre société le procédé par excellence de la reproductibilité. De ce qu'en disent les imprimeurs, les traceurs photographiques jet d'encre sont seulement utiles pour faire des épreuves (mot qui charrie avec lui les concepts d'authenticité et l'histoire de la photographie argentique) : l'impression de multiple est évidemment réservée à des machines spécialisées comme l'offset (de l'ordre de plusieurs dizaines de milliers de copies par heure). Il n'est donc pas du tout évident que la photographie soit aujourd'hui le procédé par excellence de la reproduction(2). Au contraire, y compris dans sa confrontation contemporaine à la vidéo, la photographie s'affirme comme le médium de la rareté, de l'unicité, de la lenteur.
Le deuxième point, sur lequel je reviendrai plus tard, porte sur l'utilisation du terme "populaire" par Watier pour désigner le travail de González-Torres en ce qu'il est, précisément, multiple : "support dérisoire, faible, sans prétention et populaire". Cette phrase me semble symptomatique de ce que l'art conceptuel et l'art minimal ont apporté à l'esthétique : penser l'art hors de l'élitisme, hors de la grandiloquence et des mythes kantiens du génie et de l'autonomie de l’œuvre afin de rapprocher l'art de la vie et, prétendument, du peuple. J'aimerais bien, enfin, qu'on me dise en quoi le peuple est proche du "dérisoire", du "faible" et du "sans prétention" ; cette vision du populaire est assez caricaturale et dénote un abaissement radical de la conception de l'humanité et de l'idéal. Un monde sans absolu prétendant parler au peuple coupe l'espoir de tout dépassement, de toute transcendance. De plus, comment peut-on se prétendre populaire quand on vend ses œuvres sur le marché de l'art plusieurs milliers d'euros, quand on produit un art hermétique et oscillant entre l'impopularité et la spectacularité (de Mel Bochner à Jeff Koons) ? En un mot, cette position me semble plus populiste que populaire en ce qu'elle propose une vision au rabais du peuple.

Felix Gonzalez Torres - Untitled-USA Today

(2) Jeff Wall dans son catalogue The Crooked Path "The Unique and its properties" marque bien ce changement de paradigme.


Felix Gonzalez Torres - Untitled
A suivre

jeudi 24 mai 2012

Un mystère


Un labyrinthe de pierres, à Tibble, Badelunda parish, Suède
Dessin de John Kraft, 1980 


 Au commencement étaient, sur l'île de Crète, un roi trop orgueilleux, une reine d'origine divine rendue folle d'amour pour un taureau, un enfant monstrueux fruit de l'union interdite, un architecte ingénieux et son fils qui vola trop haut dans le ciel.
 Ensuite, arrive Freja ou Freyja, déesse de l'Amour et souveraine des morts dans le Panthéon germano-scandinave. Fille de Njoerd (dieu du vent, du feu et de l'océan), souvent confondue avec Frigg, l'épouse d'Odin, elle est mariée à Ód, le dieu voyageur, pour qui elle pleure des larmes d'or rouge. Elle possède un collier magique, d'or et d'ambre, le collier des Brísingar, qui fait tomber quiconque sous son charme, et un char tiré par deux chats géants. Elle s'est confondue à la Déesse-Mère.
 Puis viennent les pèlerins, ceux qui ne peuvent partir, au Moyen-Âge, en croisade pour sauver la Jérusalem terrestre, et ceux qui aujourd'hui ont besoin de faire un retour sur soi, une méditation profonde. Ils s'agenouillent, avancent ainsi, mettant autant de temps que s'ils parcouraient une lieue, ils prient et se recueillent jusqu'au Saut de la Joie. 
Ou encore l'artiste française Marie-Ange Guilleminot qui fait du miel, des tracés à la craie et de mystiques broderies, qu'elle présente dans son livre auto-produit Projet.
Enfin  un coussin, rond, rouge, de 55cm de diamètre, produit industriellement.

Tout cela ne serait-il pas bien enchevêtré, inextricable même ?
C'est qu'ici se joue le pouvoir du labyrinthe. Celui qui depuis toujours amène l'homme à une réflexion sur lui-même, à un questionnement sur sa condition, mais aussi à la joie et la fête.




Minos, roi de Crète, offensa un jour les Dieux de l'Olympe, qui pour le punir, rendirent sa femme Pasiphaé follement amoureuse d'un taureau blanc. Irrésistiblement attirée par l'animal, elle somma Dédale, l'architecte de la cour, de construire une machine pour qu'elle puisse s'unir au taureau. Neuf mois plus tard, naquit un enfant mi-homme mi-taureau, véritable monstre qu'il fallut cacher aux yeux du peuple. Minos, bafoué, fit bâtir par Dédale le premier labyrinthe de la légende. Afin que se perdent avec lui et son fils Icare, les plans du labyrinthe, Dédale y est enfermé et y doit périr. Poursuivis par le monstre, Dédale et Icare parviennent à s'échapper en collant des plumes à la cire sur leur dos. Prévenu pourtant du danger, Icare, avide de rejoindre les dieux grâce à son pouvoir, s'approche trop du soleil qui brûle la cire. La chute est inévitable et fatale. Chaque homme doit savoir rester à sa place. Et si le héros Thésée a pu en réchapper indemne, après avoir tué le monstre, ce n'est pas uniquement dû au fil d'Ariane, c'est que les divinités veillent et le protègent. Il est un élu.

Ange, Sculpture en Terracotta , v.1896
Watts Chapel, Angleterre



Dans l'Antiquité nordique, pour rendre hommage à la Déesse-Mère (ou tout du moins, à la déesse bienveillante de l'Amour, de la fertilité et reine-hôtesse des guerriers morts en défendant leur patrie), étaient organisés, au printemps, des fêtes et des jeux. Ils avaient lieu près ou sur les labyrinthes de pierres ou de terre construits près des villages. Une jeune fille figurait la déesse et se plaçait au centre du labyrinthe, le netherworld, attendant que de jeunes hommes jouant le rôle des dieux viennent la délivrer de cette forteresse imprenable. Le rite se terminait sur un mariage printanier. Pour marquer le retour des belles saisons, à la vie, à la fertilité des champs à venir.

De tout temps, le labyrinthe symbolise la vie et les embûches, les piétinements, les retours ou les avancées prodigieuses qui attendent chacun.
Dans la cathédrale Notre Dame de Chartres, le labyrinthe de 12,9m de diamètre est situé à la troisième des sept travées de la nef. 7, somme des nombres 4 et 3 (comme la matière - Eau, Terre, Air, Feu ; et l'esprit - Dieu le père, le Fils et le Saint-Esprit), est un nombre hautement symbolique, l'intersection de la Terre et du Ciel.
Il symbolisait au Moyen-Âge le pèlerinage vers Jérusalem, la Cité Terrestre retenue par les païens, mais aussi la Cité Céleste, l'état originel vers lequel tendent les fidèles chrétiens.

Le labyrinthe de la cathédrale de Chartres

Ne pouvant pas tous partir en croisade, les pèlerins et les fidèles s'agenouillaient et parcouraient la totalité du chemin en récitant les psaumes de David. Aujourd'hui encore, de nombreuses personnes viennent s'y recueillir et entrer en méditation.

Du plan de ce labyrinthe, Marie-Ange Guilleminot en a tiré deux œuvres majeures : Le Labyrinthe, un coussin brodé large d'une trentaine de centimètres et une performance, Marche. Ayant reporté à la craie le labyrinthe de la cathédrale, lors de sa résidence à l'Atelier Calder à Saché, l'artiste invitait les spectateurs à une marche méditative et attentive...

Marie-Ange Guilleminot, Projet

Et pour remonter le fil jusqu'aux doigts d'Ariane qui se promenaient sur le feutre... il faut se concentrer sur le dessin du coussin Freja Labyrint de la firme Ikea. La réflexion démarre là. Le reste, ce n'est que jeux de l'oie, embûches et rencontres fortuites... ou non, et questions sans réponse. Un mystère qui perdure.

FREJA LABYRINT - Coussin - IKEA

mardi 22 mai 2012

Les vêtements blancs de Hiroshima – 1998

Une chemisette, un bermuda, une cagoule de protection, un sac, une casquette, une robe et un kimono. Tous de blanc cousus par l’artiste Marie-Ange Guilleminot. Elle qui a soigneusement reporté toutes les mesures, les dimensions, et redessiné minutieusement les patrons des vêtements de victimes de la bombe atomique de Hiroshima, qui sont conservés au Musée de la Paix de la ville. A l’intérieur de chaque vêtement blanc sont inscrits le nom de la personne qui portait l’original, et deux dates, le 6 août 1945 et 1998, année de la réalisation du vêtement blanc.
Ce sont donc des reproductions collant au plus près à la réalité, aux originaux, afin d’éviter toute prise de distance qui aurait entraîné une interprétation. En tissu blanc, certainement pour différents motifs1, qui peuvent nous échapper, mais toutes ont cette unique couleur comme marquage d’une unité de lieu, de temps, d’une valeur testimoniale qu’elles partagent toutes, et ce malgré les origines différentes des  propriétaires des vêtements authentiques (hommes, femmes, enfants, agent de police, mère ou écolier…).



Ce projet, de l’aveu de Marie-Ange Guilleminot, a deux points de départ : la double découverte qu’elle a faite au Musée de la Paix de Hiroshima : d’une part le livre de
photographies d’ Hiromi Tsuchida, Hiroshima Collection2, recensant tous les vêtements et accessoires des victimes conservés au Musée et dont on connaît le nom de l’ancien propriétaire ; et d’autre part, les vêtements eux-mêmes.

« En créant les vêtements blancs de Hiroshima je tente de transmettre et de transformer ce que j’ai reçu du livre d’Hiromi Tsuchida et des vêtements des victimes, à savoir la responsabilité de rappeler à chaque personne concernée ce qui échappe à la mémoire, la tragédie de la bombe atomique, dans le contexte de la vie quotidienne hors du musée. »3



« Le vêtement comme un exercice de la mémoire » écrivait Pierre Giquel dans la préface du livre Projet4, et c’est dans cette phrase que se résume la démarche de l’artiste. Les vêtements de victimes sont parfois tout ce qui reste d’elles, ils constituent les derniers indices de leur existence, de leur passage et surtout de l’événement qu’elles ont vécu. Elles sont les « traces matérielles qui portent l'identité et la souffrance des victimes »5. Les vêtements blancs sont des reproductions qui peuvent aller à la rencontre d’un public qui ne se souvient pas ou plus de l’histoire de Hiroshima, de l’histoire de tous ces gens que l’on cache derrière des chiffres, des statistiques, des données informatives… Être au plus près du corps pour mieux en prendre compte, se vêtir de ces vêtements pour réaliser que c’étaient des hommes qui les portaient, et faire circuler cette pensée, cette remise en question de la mémoire.
6 août 1945, 8h15, l’Enola Gay qui survole le port de Hiroshima, lâche une bombe d’une toute nouvelle génération, le pikadon 6 auquel on ne saurait donner un nom. Un éclair blanc, aveuglant, précède la déflagration, et dissout tout ce qui se trouve à proximité de l’épicentre de l’explosion. « On a vu le drame atomique, on a vu un effacement. »7
D’une violence inouïe, cette bombe ne laissera que peu d’images : soit que le bombardement n’a pas été couvert sur le moment par les reporters japonais (et pour ceux qui sont arrivés assez vite, l’horreur était telle qu’il leur était impossible de prendre des clichés), soit qu’il y a eu censure par les deux camps, soit que les images ne se sont tout simplement pas impressionnées sous l’effet des irradiations.
Mais c’est aussi, parce que l’horreur est indicible, im-montrable, inimaginable : « il y a peu de photographies au musée de Hiroshima parce qu’il n’y a pas d’image « suffisante » pour dire Hiroshima »8. Ici les vêtements remplacent les images qui n’ont pas pu être faites, ou qui sont difficilement supportables, ils se substituent aux corps mutilés, voire même y sont assimilés : deviennent des corps blessés, à soigner. Avec les vêtements, l’artiste a l’impression de communier avec les victimes, d’entrer dans leur intimité, de soigner à la fois leur vêtement, leur corps et la mémoire qui survivra.

Chemise que portait l'Empereur Maximilien lors de son assassinat
Ils sont ici devenus les documents qui ont servi de base à son travail, remplaçant ce que la matière grise  des archives et des images n’a pu que refléter partiellement ou de manière lacunaire. Il est intéressant de voir que le statut de ces vêtements a changé à deux reprises : la première fois, quand les familles des victimes les ont donnés au Musée, ils ont quitté le statut de simples vêtements pour devenir des reliques, des pièces à conviction, des preuves du bombardement et de ses effets néfastes, ils sont sacralisés, on en prend grand soin. La seconde quand Marie-Ange Guilleminot décide d’en sélectionner sept, pour créer des copies conformes, (au détail près que les siens sont blancs) : ils deviennent des modèles, et simultanément leur caractère d’originaux gagne un surcroît d’accréditation ; et le point de départ d’une réflexion sur leur valeur testimoniale. Guilleminot ne passe par aucun autre intermédiaire que ces indices purs et bruts, elle en fait des documents historiques toujours plus complexes.
En outre, un autre fait est à noter : elle fut également amenée à ce projet par les photographies d’Hiromi Tsuchida, qui ont elles aussi un statut ambigu : à la fois matière à un catalogue qui recense tous les vêtements (dirons-nous) identifiables, qui les montre, et documents à part entière, témoins à leur tour de témoins. Elles font passer à travers un nouveau filtre  ces « traces matérielles », en sus du tamis de la sélection déjà opérée par le photographe.




Par cette œuvre, Guilleminot cherche à ramener hors du musée, d’un contexte conventionnel et parfois étriqué, les marques toujours existantes d’une  tragédie déclenchée par la main de l’homme, qu’on laisse trop souvent dans les méandres de l’Histoire et du passé, en lui donnant un caractère anecdotique à travers une masse de données informatives dénuées de toute humanité et d’images iconiques, insuffisantes à montrer la véritable horreur. Les vêtements blancs peuvent être approchés, touchés, portés, multipliés (puisqu’elle en a envoyé une copie de chaque vêtement aux membres des familles des victimes), ils voyagent. Ils vont à la rencontre de la mémoire future. Ils sont une traduction de ce qui reste dans le musée, de ce qui est trop précieux et fragile pour en sortir.
Cette perspective de créer des "objets-mémorial" portatifs s’oppose à la fois à l’oubli et à la banalisation d’un événement dont on perd peu à peu la conscience de son envergure et de son horreur.
En outre, les doutes, les questions, la distance auxquels Guilleminot a été confrontée ne sont étrangers à aucun de ceux qui travaillent depuis les éléments du passé. Ils sont chez elle renforcés par l’écart historique et culturel qui la sépare des victimes de Hiroshima.
Sa remise en question et les interrogations qu’elle soulève à propos du document historique semblent justes : d’où partir dans sa réflexion quand on a affaire à l’inimaginable, ce qui n’a pu être montré, et à l’indicible, à la douleur d’autrui, au deuil et plus particulièrement dans ce cas, à la honte que la bombe atomique a suscitée, différente dans les deux camps : l’une de culpabilité (tardive) et l’autre celle de la défaite, de la soumission, de la maladie9. Pallier le manque des images en demeurant au plus près des faits, de la réalité, et la réalité prend ici la forme d’une coquille vide et fêlée, qui donne à voir une présence en creux. Ou une absence soufflée.
Il aurait été totalement déplacé, avec l’écart de plus d’un demi-siècle, et le fait que l’artiste est française, qu’elle s’y prenne autrement, sans dénaturer son propre travail et entrer dans un voyeurisme ou un spectacularisme malvenu.




1. Le blanc semble être la marque de fabrique de l’artiste. En effet, c’est la couleur la plus récurrente dans son travail : Le livre du chapeau-vie, 1994-1998 ; 8h15, la montre de Hiroshima, 1999 ; les Oursins, 1997-1999 (nombreuses pièces)…
Dans un court texte accompagnant l’œuvre 8h15, la montre de Hiroshima, édité dans son livre, Marie-Ange Guilleminot dit « Le point du réel le blanc est le support/ création d’autres passages/ propreté, je veux vivre comme l’aiguille. »  Elle semble voir dans le blanc, outre un caractère unitaire, un sentiment de propreté, d’effacement. Ce qui n’est pas non plus sans rappeler l’éclat aveuglant de la bombe…

2. Hiroshima Collection, Hiromi Tsuchida, catalogue édité par le Hiroshima Peace Memorial Museum. 1995, Japon.

3. in Documentation complémentaire / LES VÊTEMENTS BLANCS DE HIROSHIMA, extrait de http://www.ernahecey.com/files/vetements_blancs.pdf, p.54

4. Voir le livre, Pierre Giquel, in Projet, Marie-Ange Guilleminot, Edition Musée des Beaux-Arts et de la Dentelle, Calais avec l'association pour Atelier Calder, Saché, France, 2001

5. in Documentation complémentaire / LES VÊTEMENTS BLANCS DE HIROSHIMA, extrait de http://www.ernahecey.com/files/vetements_blancs.pdf, p.55
Disponible sur le site : http://www.ernahecey.com/uk/marie-ange_guilleminot_works.php

6. Pikadon (approximativement : bombe, explosion) est le nom qu’ont donné les habitants de Hiroshima après l’explosion de la bombe atomique, le mot genshibakudan (litt. bombe atomique) n’est apparu que bien plus tard.

7. 1945-Hiroshima, les images sources, Michael Lucken, Paris, Hermann, 2008. p.132

8. Puissances du faux (journal), Eric Baudelaire, in Cahier, Vacarme # 55 – printemps 2011. p.76

A noter, cette citation de Jean-Luc Nancy trouvée dans le livre Projet : « Vous m’interrogez sur l’absence d’image. Je crois qu’elle est au fond de toute image, qu’elle est ce qui monte dans l’image comme son fond –gris, blanc ou noir et c’est ainsi comme cela que l’image image : il faut redonner de la force à ce verbe, lui faire dire la présentation de l’absence en personne si je peux dire ou en corps. »

9. Les victimes de la bombe atomique, appelées au Japon hibakusha, sont longtemps restées cachées et muettes sur leur sort, par honte vis-à-vis de leurs blessures et maladies, et par peur du regard d’autrui, et ont été exclues  de la société et marginalisées.

vendredi 18 mai 2012

Notes sur l'autofiction et la question du sujet

L’autofiction, considérée dans l’Histoire littéraire, est un genre nouveau. Mais cette classification générique, envisagée précisément, peut nous paraître déjà ancienne, tant elle a fait l’objet d’articles, de débats, de polémiques, d’attaques et de plaidoyers. Le néologisme, qui désigne tout autant un genre qu’une posture énonciative, fut inventé en 1977 par Serge Doubrovsky, lors de la parution de Fils (Galilée). Il se caractérise par la présence d’un pacte autobiographique, défini par Philippe Lejeune en 1975 qui impose « l’homonymat » entre l’auteur, le narrateur et le personnage et d’un pacte romanesque dans la mesure où ces textes se voient estampillés « roman » sur la première de couverture. Il s’agit donc d’un pacte contradictoire, oxymorique même, que Serge Doubrovsky résume ainsi dans La Vie l’instant (Balland, 1985) : « Ma fiction n’est jamais du roman. J’imagine mon existence » et qui a fait depuis des convertis et des réfractaires, des sceptiques aussi. Mais au-delà des polémiques et des querelles, il nous faut faire un constat : même si la critique aime à évoquer, à chaque « rentrée littéraire », le déclin de l’autofiction, force est de constater que dans la littérature de l’extrême contemporain, le « je » se dit de plus en plus, le « moi » s’expose sans pudeur et pourtant l’autobiographie rousseauiste semble avoir fait son temps. Barthes, Robbe-Grillet ou Guibert et plus proches de nous Doubrovsky, Ernaux, Laurens, Modiano, Dustan, Donner ou Angot sont les hérauts -malgré eux, parfois- de ce genre à la fois haï et adulé, marque de la mise en danger de la « vraie » littérature de fiction pour certains, renaissance postmoderne du genre autobiographique trop longtemps sous-estimé pour d’autres. Ce qui est certain, c’est que l’autofiction stigmatise le retour à une littérature du sujet qui, des années 50 aux années 70 (Nouveau Roman, structuralisme et post-structuralisme, théorie du texte et mort de l’auteur, matérialisme dialectique...), avait connu un rejet sans réserve. Paradoxalement, ceux qui pendant cette même période s’étaient fait les contradicteurs de cette littérature du sujet la remirent à l’honneur avec la fin des idéologies. Ainsi, Barthes, auteur en 1968 d’un article intitulé « La mort de l’auteur » publiait, en 1975, son Roland Barthes par Roland Barthes, Nathalie Sarraute proposait son Enfance en 1983, Robbe-Grillet confessait qu’il avait, en fait, toujours parlé de lui dans ses romans et entamait, en 1985, avec ses Romanesques, une trilogie qui relève d’une écriture autofictionnelle. De même, Michel Foucault qui s’était interrogé dans un article sur « Qu’est-ce qu’un auteur ? » confiait, quelques années plus tard à Didier Eribon que ses livres théoriques constituaient « des fragments autobiographiques ». Cependant, si le sujet a fait son retour, ce n’est déjà plus celui pré-romantique de Rousseau ou lyrique du 19ème siècle. Il a connu entre temps « l’ère du soupçon », la psychanalyse a investi le champ littéraire, Lacan dans « Le stade du miroir » a développé l’idée que dès l’origine, « le moi est pris dans un ligne de fiction » (Écrits) et Foucault a remis en cause la notion de Vérité. Le sujet que l’autofiction expose et fait renaître de ses cendres est un sujet fragmenté et fragmentaire, déconstruit dans sa construction même, s’affirmant et se mettant en pièce dans un même mouvement. Plus que d’un retour du sujet, il nous faudrait donc parler de la naissance d’un nouveau sujet, sujet virtuel, puisque notre époque nous invite à parler en ces termes. Un sujet qui ne s’affirme plus mais se questionne, cherchant la proie mais ne trouvant que son ombre, selon l’expression de Michel Leiris. Ce nouveau sujet semble aussi avoir été marqué par la théorie du texte et peut parfois devenir intertextuel, comme chez Guibert ou Angot. Guibert, dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, se raconte dans le pastiche et la parodie de Thomas Bernhard ; Angot, elle, évoque son Inceste en disséminant dans son texte des extraits du roman de Guibert cité précédemment. Alors que Rousseau revendiquait l’originalité de son projet et le caractère unique de sa personne, le sujet de l’autofiction se façonne dans la parole de l’Autre et s’inscrit dans le sillage de ses prédécesseurs. Le sujet, en plus d’être virtuel, se fait textuel. Il est à l’image du genre qui l’expose : monstrueux et hybride. Il n’est jamais un, il dit la pluralité de ce qui est en nous, il multiplie les strates, se dévoile dans l’écriture et s’annihile dans la forme fragmentée qu’elle prend. L’autofiction, plus qu’un nouveau genre littéraire, est en fait le moyen qu’a trouvé le sujet pour se mettre lui-même en question, pour refuser l’idée d’une vérité univoque et revendiquer sa fracture. Car comme l’a écrit Serge Doubrovsky dans Le Livre brisé « Si j’essaie de me remémorer, je m’invente. » L’autobiographie de notre époque sera alors autofiction, ou ne sera pas...

P.-S.
Lectures : Philippe Vilain, Défense de Narcisse, Paris, Grasset, 2005. Philippe Gasparini, Est-il je ?, Paris, Seuil, coll. Poétique, 2004.

Par Arnaud Guenon, trouvé sur La Revue des Ressources

mercredi 16 mai 2012

Rosalind Krauss, Un regard sur le modernisme. Notes

Dans ce texte subtil, Rosalind Krauss est une des premières, en 1985, à s'élever contre la toute-puissance du modernisme greenbergien tout en s'affirmant elle-même profondément moderniste.

Rosalind Krauss


Pour cela, elle commence par brosser un portrait du modernisme tel qu'elle l'a connu, aux côtés de Michael Fried, sous l'enseignement tutélaire de Clement Greenberg. Cela passe d'abord par une réhabilitation : alors que l'un des reproches les plus fréquents que l'on fait au modernisme est d'être formaliste, elle démontre ici qu'il n'en est rien et que, au contraire, le modernisme est sans doute l'une des réactions les plus fermes au formalisme. Elle cite ainsi des discussions qu'elle avait eu avec Greenberg, ainsi qu'une citation : "Quelles que puissent être ses connotations en russe, le terme "formalisme" en a acquis une profondément vulgaire en anglais... Aucune critique littéraire digne de ce nom n 'aurait l'idée de l'employer."(1) Le formalisme est ici à entendre comme la primauté de la composition sur quelque chose qui renverrait "aux pensées et aux sentiments", au risque de sombrer dans le design (composition, en anglais). Le contenu est fondamental pour tout critique moderniste, même s'il entretient le plus souvent avec lui des rapports ambigus : ainsi, Fried expliquera que Stella peint des bandes pour peindre comme Vélasquez, ainsi il n'analysera chez Noland que la structure, mais justement en tenant compte du lyrisme qui subissait selon lui à l'époque une "crise (généralisée) de la signification".
Stella - Sacramento Proposal #3, 1978

Le modernisme est avant tout une méthode d'analyse, de regard, de critique. Elle créait un lien de conséquence entre l'art d'aujourd'hui et l'art d'hier : ce que l'on voyait du premier découlait de ce qu'on savait du second. A cette conception très historiciste de l'art s'ajoutait quelque chose comme une éthique de la rigueur, de la scientificité, de la vérification logique. Refusant les analyses psychologisantes, le modernisme était progressiste : des uns sortaient les autres, qui allaient ensuite servir de terreau aux prochaines avant-gardes et ainsi de suite. La critique moderniste entretenait l'évidence de faits objectifs. 

Cette attention au contenu, et à l'auto-réflexivité, c'est-à-dire de l'observation de soi par soi pendant la contemplation d'une œuvre comme fondement de la critique, devait pourtant impliquer une série d'erreurs ou de lacunes dans un certain nombre d'analyses. Ainsi, la sensibilité moderniste refuse d'analyser la perspective de la Renaissance comme le corrélat visuel de la causalité, de la narration ou, enfin, comme la sécrétion d'une signification. L'on peut ainsi appliquer au modernisme le même genre de reproche que fait Robbe-Grillet au roman "traditionnel" :
Cet ordre, que l'on peut en effet qualifier de naturel, est lié à tout un système, rationaliste et organisateur, dont l'épanouissement correspond à la prise du pouvoir par la classe bourgeoise. [...] Tous les éléments techniques du récit - emploi systématique du passé simple et de la troisième personne, adoption sans condition du déroulement chronologique, intrigues linéaires, courbes régulières des passions, tension de chaque épisode vers une fin, etc. - tout visait à imposer l'image d'un univers stable, cohérent, continu, univoque, entièrement déchiffrable. Comme l'intelligibilité du monde n'était même pas mise en question, raconter ne posait pas de problème. L'écriture romanesque pouvait être innocente.
Jean Arp

La critique moderniste est, de la même façon, innocente : elle ignore que la nécessité historique qu'elle suppose n'est qu'une projection d'un récit, elle ignore qu'elle a évacué la perspective spatiale pour la remplacer par l'histoire, la perspective temporelle. On peut ainsi relever au moins trois marques de l'innocence du modernisme, et la temporalité est la première. La seconde est cette illusion d'être "objective" , comme au-delà de la sensibilité et de l'idéologie. Enfin, elle est prescriptive parce qu'elle construit une certaine forme de présent, quand bien même elle ne croit que l'interpréter.
Constantin Brancusi

De même, la théorie moderniste n'a jamais réussi à proposer une histoire de la sculpture qui soit intéressante : oubliant Arp et Brancusi, ignorant les pièces taillées ou fondues, refusant l'apparition de Richard Serra ou Robert Smithson. Il en va pareillement pour le cinéma, qui s'est toujours vu refuser le titre d'"art modeniste" alors même qu'il prend une place toujours plus grande dans l'avant-garde.
Richard Serra - Schunnemunk Fork

Si l'on ne peut accepter plus longtemps une telle innocence du modernisme vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de sa façon d'envisager la critique d'art, Rosalind Krauss conclut en disant qu'elle appartient encore à une sensibilité moderniste au sens large, c'est-à-dire le sens qu'elle esquissait en première partie, c'est-à-dire d'analyser pleinement le contenu comme le fondement de la valeur des œuvres, et d'accepter son propre point de vue comme fondement de sa critique de l'art.

(1) Clement Greenberg, "Complaints of an Art Critic", Artforum, octobre 1967, p.39

dimanche 13 mai 2012

Notes brèves sur l'art et la manière de ranger ses livres, Georges Perec, Partie II

2. De l'ordre

"Une bibliothèque que l'on ne range pas se dérange : c'est l'exemple que l'on m'a donné pour tenter de me faire comprendre ce qu'était l'entropie et je l'ai plusieurs fois vérifié expérimentalement.
Le désordre d'une bibliothèque n'est pas en soi une chose grave ; il est de l'ordre du « dans quel tiroir ai-je mis mes chaussettes ? » : on croit toujours que l'on saura d'instinct où l'on a mis tel ou tel livre ; et même si on ne le sait pas, il ne sera jamais difficile de parcourir rapidement tous les rayons.
A cette apologie du désordre sympathique, s'oppose la tentation mesquine de la bureaucratie individuelle : une chose pour chaque place et chaque place à sa chose et vice versa ; entre ces deux tensions, l'une qui privilégie le laisser-aller, la bonhomie anarchisante, l'autre qui exalte les vertus de la tabula rasa, la froideur efficace du grand rangement, on finit toujours par essayer de mettre de l'ordre dans ses livres : c'est une opération éprouvante, déprimante, mais qui est susceptible de procurer des surprises agréables, comme de retrouver un livre que l'on avait oublié à force de ne plus le voir, et que, remettant au lendemain ce qu'on ne fera pas le jour même, on redévore enfin à plat ventre sur son lit.

Muriel Pic, les désordres de la bibliothèque

2.1. Manières de ranger les livres
 
classement alphabétique
classement par continents ou par pays
classement par couleurs
classement par date d'acquisition
classement par date de parution
classement par formats
classement par genres
classement par grandes périodes littéraires
classement par langues
classement par priorités de lecture
classement par reliures
classement par séries

Aucun de ces classements n'est satisfaisant à lui tout seul. Dans la pratique, toute bibliothèque s'ordonne à partir d'une combinaison de ces modes de classements : leur pondération, leur résistance au changement, leur désuétude, leur rémanence, donnent à toute bibliothèque une personnalité unique.
Il convient d'abord de distinguer les classements stables et les classements provisoires ; les classements stables sont ceux qu'en principe on continuera à respecter ; les classements provisoires ne sont censés durer que quelques jours : le temps que le livre trouve, ou retrouve, sa place définitive : ce peut être un ouvrage récemment acquis et non encore lu, ou bien un ouvrage récemment lu que l'on ne sait pas très bien où mettre et que l'on s'est promis de ranger à l'occasion d'un prochain « grand rangement », ou encore un ouvrage dont on a interrompu la lecture et que l'on ne veut pas classer avant de l'avoir repris et terminé, ou bien un livre dont, pendant une période donnée, on s'est servi tout le temps, ou bien un livre que l’on a sorti pour y chercher un renseignement ou une référence et que l'on n'a pas encore remis en place, ou bien un livre que l'on ne saurait mettre à la place où il irait car il ne vous appartient pas et on a plusieurs fois promis de le rendre, etc.
En ce qui me concerne, près des trois quarts de mes livres n'ont jamais été réellement classés. Ceux qui ne sont pas rangés d'une façon définitivement provisoire le sont d'une façon provisoirement définitive, comme à l'OuLiPo. En attendant, je les promène d'une pièce à l'autre, d'une étagère à l'autre, d'une pile à l'autre, et il m'arrive de passer trois heures à chercher un livre, sans le trouver mais en ayant parfois la satisfaction d'en découvrir six ou sept autres qui font tout aussi bien l'affaire.

Hervé Guibert, La bibliothèque

2.2. Livres très faciles à ranger

Les grands Jules Verne à reliure rouge (qu’ils soient des vrais Hetzel ou des rééditions Hachette), les très grands livres, les tout petits, les Baedeker, les livres rares ou crus tels, les livres reliés, les volumes de La Pléiade, les Présence du Futur, les romans publiés aux Éditions de Minuit, les collections (Change, Textes, Les Lettres nouvelles, Le Chemin etc.), les revues, quand on en a au moins trois numéros, etc.

2.3. Livres pas trop difficiles à ranger

Les livres sur le cinéma, que ce soient des essais sur des metteurs en scène, des albums sur des stars ou des découpages de films ; les romans sud-américains, l'entomologie, la psychanalyse, les livres de cuisine (voir plus haut), les bottins (à côté du téléphone), les romantiques allemands, les livres de la collection Que sais-je ? (le problème étant de les classer ensemble ou de les ranger avec la discipline dont ils traitent), etc.

2.4. Livres plutôt impossibles à ranger

Les autres, par exemple les revues dont on ne possède qu'un numéro, ou bien La Campagne de 1812 en Russie, de Clausewitz, traduit de l'allemand par M. Bégouën, Capitaine commandant au 3le Dragons, breveté d'État-Major, avec une carte, Paris, Librairie militaire R. Chapelot et Cie, 1900, ou encore le fascicule 6 du volume 91 (novembre 1976) des Publications of the modern Language Association of America (PMLA) donnant le programme des 666 réunions de travail du congrès annuel de ladite association.

2.5. Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l'illusion de l'achevé et le vertige de l'insaisissable. Au nom de l'achevé, nous voulons croire qu'un ordre unique existe qui nous permettrait d'accéder d'emblée au savoir; au nom de l'insaisissable, nous voulons penser que l'ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard.
Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l’œil destinés à dissimuler l'usure des livres et des systèmes.
Entre les deux en tout cas il n'est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourretout."

Ninon, Sainte-Eulalie #10


PEREC Georges, Penser/Classer, Éditions du Seuil, Paris, 2003


vendredi 11 mai 2012

Notes brèves sur l'art et la manière de ranger ses livres, Georges Perec, Partie I


"Toute bibliothèque (1) répond à un double besoin, qui est souvent aussi une double manie : celle de conserver certaines choses (des livres) et celle de les ranger selon certaines manières.

Hans Peter Feldman, La bibliothèque des artistes, 2010

Un de mes amis conçut un jour le projet d'arrêter sa bibliothèque à 361 ouvrages. L'idée était la suivante : ayant, à partir d'un nombre n d'ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nombre K = 361, réputé correspondre à une bibliothèque, sinon idéale, du moins suffisante, s'imposer de n'acquérir de façon durable un ouvrage nouveau X qu'après avoir éliminé (par don, jet, vente ou tout autre moyen adéquat) un ouvrage ancien Z, de façon à ce que le nombre total K d'ouvrages reste constant et égal à 361 :
K+X > 361 > K-Z

L'évolution de ce projet séduisant se heurta à des obstacles prévisibles auxquels furent trouvées les solutions qui s'imposaient : on en vint d'abord à envisager qu'un volume – mettons de La Pléiade – valait pour un (1) livre même s'il contenait trois (3) romans (ou recueils de poèmes ou essais, etc.) ; on en déduisit que trois (3) ou quatre (4), ou n (n) romans d'un même auteur valaient implicitement pour un (1) volume de cet auteur, comme fragments non encore rassemblés mais inéluctablement rassemblables d'une Oeuvres Complètes. A partir de là on considéra que tel roman récemment acquis de tel romancier de langue anglaise de la seconde moitié du XIXe siècle ne saurait logiquement compter comme un ouvrage nouveau X mais comme un ouvrage Z appartenant à une série en voie de constitution : l'ensemble T de tous les romans écrits par ledit romancier (et Dieu sait qu'il y en a!). Cela ne changeait pas le moins du monde le projet initial : simplement, au lieu de parler de 361 ouvrages, on décidait que la bibliothèque suffisante devait se composer idéalement de 361 auteurs, qu'ils aient écrit un mince opuscule ou de quoi emplir un camion. Cette modification se révéla efficace pendant plusieurs années : mais il apparut bientôt que certaines œuvres – par exemple, les romans de chevalerie – n'avaient pas d'auteur ou en avaient plusieurs, et que certains auteurs – les dadaïstes, par exemple – ne pouvaient pas être séparés les uns des autres sans automatiquement perdre quatre-vingt à quatre-vingt dix pour cent de ce qui faisait leur intérêt : on en arriva ainsi à l'idée d'une bibliothèque limitée à 361 thèmes – le mot est vague mais les groupes qu'il recouvre le sont parfois aussi – et cette limite a, jusqu'à présent, rigoureusement fonctionné.
Ainsi donc, l'un des principaux problèmes que rencontre l'homme qui garde les livres qu'il a lus ou qu'il se promet de lire un jour est celui de l'accroissement de sa bibliothèque. Tout le monde n'a pas la chance d'être le capitaine Nemo : 

« ...le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j'ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors je veux croire que l'humanité n'a plus ni pensé ni écrit. »

Les 12 000 volumes du capitaine Nemo, uniformément reliés ont été classés une fois pour toutes, et d'autant plus facilement que ce classement, nous précise-t-on, est indistinct, en tout cas du point de vue de la langue (précision qui ne concerne absolument par l'art de ranger une bibliothèque mais qui veut simplement nous rappeler que le capitaine Nemo parle indifféremment toutes les langues). Mais pour nous, qui continuons à avoir affaire à une humanité qui s'obstine à penser, à écrire, et surtout à publier, le problème de l'accroissement de nos bibliothèques tend à devenir le seul problème réel : car il est bien évident qu'il n'est pas trop difficile de conserver dix ou vingt livres, disons même cent ; mais lorsque l'on commence à en avoir 361, ou mille, ou trois mille, et surtout lorsque le nombre se met à augmenter tous les jours ou presque, le problème se pose, d'abord de ranger tous ces livres quelque part, et ensuite de pouvoir mettre la main dessus lorsque, pour une raison ou pour une autre, on a un jour envie ou besoin de les lire enfin ou même de les relire.
Ainsi, le problème des bibliothèques se révèle-t-il un problème double : un problème d'espace d'abord, et ensuite un problème d'ordre.


David Garcia, Circular Walking Bookshelf




1. De l'espace

1.1. Généralités

Les livres ne sont pas dispersés mais rassemblés. Comme on met tous les pots de confitures dans une armoire aux confitures, on met tous ses livres dans un même endroit, ou dans plusieurs mêmes endroits. On pourrait, tout en souhaitant les garder, entasser ses livres dans des malles, les mettre à la cave ou au grenier ou dans des fonds de placard, mais on préfère généralement qu'ils soient visibles.
Dans la pratique, les livres sont le plus souvent disposés les uns à côté des autres, le long d'un mur ou d'une cloison, sur des supports rectilignes, parallèles entre eux, ni trop profonds ni trop espacés. Les livres sont rangés – généralement – dans le sens de la hauteur et de telle façon que le titre imprimé sur le dos de l'ouvrage soit visible (parfois, comme dans les devantures des librairies, on montre la couverture des livres, mais ce qui, en tout cas, est inhabituel, proscrit, presque toujours considéré comme choquant, c'est un livre dont on ne voit que la tranche).
Dans l'ameublement contemporain, la bibliothèque est un coin : « coin-bibliothèque » . C'est, le plus souvent, un module appartenant à un ensemble « salle de séjour » dont font également partie :

le meuble-bar à abbattant
le secrétaire à abbattant
le vaisselier deux portes
le meuble hi-fi
le meuble télévision
le meuble projecteur de diapositives
la vitrine
etc.

Et qui est proposé sur les catalogues garni de quelques fausses reliures.
Dans la pratique toutefois les livres peuvent être rassemblés à peu près n'importe où.

1.2 Pièces dans lesquelles on peut mettre ses livres

dans l'entrée
dans la salle de séjour
dans la ou les chambres
dans les chiottes

Dans la cuisine on ne met généralement qu'un seul genre d'ouvrage, ceux que précisément on appelle des « livres de cuisine ».
Il est rarissime de trouver des livres dans une salle de bains, bien que ce soit pour beaucoup de gens un lieu favori de lecture. L'humidité ambiante est unanimement considérée comme la première ennemie de la conservation des textes imprimés. Tout au plus peut-on trouver dans une salle de bains une armoire à pharmacie et dans l'armoire à pharmacie un petit ouvrage intitulé Que faut-il faire avant l'arrivée du médecin ?

1.3 Endroits d'une pièce où l'on peut disposer des livres

Sur les tablettes des cheminées ou des radiateurs (l'on considérera toutefois que la chaleur peut, à la longue, se révéler quelque peu nocive),
entre deux fenêtres,
dans l'embrasure d'une porte condamnée,
sur les marches d'un escabeau de bibliothèque, rendant celui-ci impraticable (très chic, cf. Renan),
sous une fenêtre,
dans un meuble disposé en épi et séparant la pièce en deux parties (très chic, fait encore meilleur effet avec quelques plantes vertes).

1.4 Choses qui ne sont pas des livres et que l'on rencontre souvent dans les bibliothèques

Des photographies dans des cadres en laiton doré, des petites gravures, des dessins à la plume, des fleurs séchées dans des verres à pied, des pyrophores garnis ou non d'allumettes chimiques (dangereux), des soldats de plomb, une photographie d'Ernest Renan dans son cabinet de travail au Collège de France, des cartes postales, des yeux de poupée, des boîtes, des rations de sel, poivre et moutarde de la compagnie de navigation aérienne Lufthansa, des pèse-lettres, des crochets X, des billes, des débourre pipes, des modèles réduits d'automobiles anciennes, des cailloux et graviers multicolores, des ex-votos, des ressorts."


(1) J'appelle bibliothèque un ensemble de livres constitué par un lecteur non professionnel pour son plaisir et son usage quotidien. Cela exclut les collections de bibliophiles et les reliures au mètre, mais aussi la plupart des bibliothèques spécialisées (celles des universitaires par exemple) dont les problèmes particuliers rejoignent ceux des bibliothèques publiques

PEREC Georges, Penser/Classer, Éditions du Seuil, Paris, 2003

mercredi 9 mai 2012

Le portrait dans la photographie moderne : analyse de Portrat de T. Ruff

Article précédent : Richard Prince



Cette image, enfin, qui vient conclure notre corpus, ressemble à toutes celles qui la précède et, par là même, reste profondément originale. A Dorothea Lange, elle emprunte le sujet : le portrait d’une jeune femme ; elle emprunte à Douglas Huebler le cadrage serré et elle garde la taille considérable de Richard Prince. Elle synthétise les similitudes, mais aussi les différences : elle refuse la dramatisation de Migrant Mother, la dispersion de Huebler, l’ironie de Prince…
Nan Goldin
Bref, il s’agit bien du portrait d’une jeune femme, sujet on ne peut plus commun dans l’art occidental depuis bien longtemps ; ce thème ainsi que la façon relativement « classique » avec laquelle il est traité (une seule photographie qui est bien une photographie de personne, et non pas une photographie de photographie) rapproche cette photographie, dans notre corpus, de celle de Dorothea Lange. Pourtant, un grand nombre de différences les sépare, et c’est ce qui nous permettra dans un premier temps de caractériser notre dernière image : l’usage de la couleur, d’abord, signifie un grand écart entre ces deux œuvres. Le noir et blanc des années 30 fait en effet immédiatement référence au photojournalisme, comme nous l’avons montré, quand la couleur – même dans les années 80 (cette photo date de 88) – dénote un usage amateur, commercial ou artistique (l’absence de sujets spécifiquement amateurs comme les enfants, la famille, les événements de la vie ou bien de slogan commercial nous amène logiquement à opter pour la troisième proposition). Ce n’est pas le seul point où cette scission est perceptible : le cadrage change beaucoup et la photographie de Ruff ne contextualise pas du tout son sujet, il ne cherche à priori pas à nous donner d’informations sur l’environnement socio-culturel comme le faisait Dorothea Lange dans son image. L’éclairage, enfin, est très différent d’une image à l’autre, la première soulignant les lignes du visage avec une lumière dure tandis que la seconde utilise une lumière très diffuse, égale, neutre produisant des ombres très douces. Tout ceci montre le passage d’une photographie expressive – voire expressionniste – à une photographie au « style documentaire » dans une démarche artistique.
August Sander
 Car il s’agit bien d’une démarche artistique, notre image ayant, finalement, bien plus de liens avec l’univers conceptuel de Douglas Huebler qu’avec le reportage de Lange. Nous avons déjà souligné la similitude au niveau du cadrage, mais nous y revenons car cela est loin d’être anodin. Déjà dans les années 60, le recours à ce cadrage « photo d’identité » était surprenant : il se démarquait nettement de tout « professionnalisme »  photographique émanant par exemple des photographes de mariages, de publicité, d’architecture… Il symbolisait si l’on peut le degré zéro du cadrage, l’image que tout le monde avait de lui, avait sur lui, l’image que tout le monde faisait de tout le monde, la banalité même. C’est donc un symbole fort dans les années 60 que de provoquer de la sorte les sphères photographiques proprement dites, mais aussi les cercles artistiques en réduisant le savoir-faire à néant. Mais cela permettait une exploration conceptuelle conséquente. Thomas Ruff reprend bien sûr cette démarche à son compte en vue de réfléchir à ce que c’est qu’un portrait, mais il ne pousse pas la conceptualisation de la même façon : en effet, par le refus de ce que nous avons appelé « la dispersion », il fait le pont entre cette pratique et la précédente, avec la volonté de faire œuvre « à l’ancienne ».           
 Il a pourtant retenu les leçons des trente années passées et du mouvement conceptuel ; son image se donne donc à lire comme une réflexion à ce que peut être l’art, en l’occurrence ce que peut être un portrait. Il partage la même lumière que Douglas Huebler en signe de refus de l’expressivité du photographe ; mais, à la différence de Douglas Huebler, il refuse aussi l’expressivité – fût-elle comique – du sujet. Ce que Ruff tend à interroger, c’est le visage en soi. Que pouvons-nous véritablement lire dans un visage ?
Joseph Kosuth - The Third Investigation (Art As Idea As Idea) - 1969

La neutralité est signifiée cette fois-ci non pas par un recours à une simili expérience scientifique, mais plutôt par une inexpressivité : l’appareil est positionné au niveau même du visage, de façon à refuser toute plongée ou contre-plongée qui rajouterait du sens, de même, le visage est parfaitement droit, parallèle au plan de l’appareil, comme aplati pour une expérience d’observation, les yeux grands ouverts fixent l’objectif, la bouche n’esquisse aucun mouvement, ni sourire ni grimace. Les sourcils, la mâchoire sont décontractés, mais rien semble-t-il n’a fait davantage l’objet d’une mise en scène, elle aussi chasse gardée des photographes professionnels de la mode ou de la publicité : on ne voit ainsi pas quel sens donner au vêtement fleuri porté par la jeune femme ni à la seule boucle d’oreille visible.
Harry Callahan - Eleanor - ca. 1947

 La photographie de Ruff est bien plus silencieuse que celle de Huebler, rejoignant en cela l’image de Richard Prince, mais c’est là aussi qu’elle trouve sa force : nous ne pouvons nous empêcher d’interpréter ce visage. Parfois j’ai l’impression qu’elle a le regard triste, parfois je pense qu’elle a un air mutin de défi, ou encore qu’elle va sourire. Comment accepter que le visage humain ne nous dise rien, n’ait rien à nous dire ? Ce mystère fait toute la force de cette série de photographies de Thomas Ruff, de la même manière peut-être que l’air mystérieux de la Joconde a participé à sa force. Le silence de Ruff et de Prince sont en cela très différents : quand celui de Prince est un silence devant rien, devant le vide, devant l’ironie creuse, Ruff nous met face à quelque chose qui nous dépasse, une transcendance, presque une métaphysique.            
Luc Delahaye - série L'autre
 Il nous faut pourtant noter plusieurs choses : d’abord que cette photographie reste ambigüe quant à la neutralité qu’elle propose. Je veux dire par là que cette photographie qui est censée parler du visage humain dans sa totalité, à travers un processus sériel répétant les mêmes cadrages et les mêmes intentions, représente, nous le savons, une amie ou du moins une camarade de Thomas Ruff du temps qu’il était étudiant. Il ne se sort pas du fait que ce portrait représente quelqu’un qui existe vraiment, et donc en décrit les traits qui sont constitutifs de sa personne, qui feraient que nous la reconnaitrions si nous la croisions. Il en allait de même avec la photographie de Douglas Huebler, mais cela était pris en compte et déjoué, d’abord par l’apparence (et la relative) rigueur scientifique de l’expérience, ensuite par le fait que le personnage jouait quelqu’un d’autre. La question, enfin, n’était pas posée sur l’identité même de cette personne représentée, mais sur sa capacité à se reconnaître quand il mimait d’autres personnes. Ici, la question sur l’identité du sujet représenté et la thèse selon laquelle cette photographie ne nous apprend rien sur cette personne est parasité par le fait que nous savons que la jeune fille existe bel et bien (ce qui est un prérequis assez fondamental pour la photographie), mais qu’ils se connaissaient et entretenaient certains rapports de proximité. Peut-être aurait-il mieux valu faire cette série sur des personnes qu’il ne connaissait pas (comme Charles Fréger ou Luc Delahaye et sa série sur le métro parisien).        
Thomas Ruff - vue d'exposition (série Anderes)
 Mais ce parasitage atteint son acmé quand on compare la position vis-à-vis de la position de l’auteur de Ruff avec celle de Huebler (qui n’était déjà pas une critique parfaite du système artistique traditionnel, nous l’avons dit) : il apparait très nettement que Ruff, refusant l’identité représentée par l’image et toutes les projections psychologiques que l’on peut y faire ne refuse pas, loin s’en faut, l’identité de l’auteur. Il l’assume parce qu’il ne la déconstruit pas (si ce n’est en n’ajoutant pas d’expressivité à l’image, ce qui est bien faible par rapport à l’histoire qui le précédait), mais aussi et surtout par la présentation qu’il fait de son œuvre : la forme monument (la « forme-tableau », dirait M. Chevrier) que l’on retrouve chez Richard Prince et le silence de l’auteur (opposé à la volubilité joyeuse de Douglas Huebler) conforte l’auteur dans son rôle d’auteur, l’œuvre dans son rôle d’objet autonome et le spectateur dans son rôle de spectateur contemplatif.
Rembrandt - autoportrait
Cet enchaînement de quatre photographies tend à montrer de manière exemplaire l’évolution du statut de la photographie dans l’aire culturelle internationale : du document de reportage à l’œuvre d’art, et ce en passant paradoxalement par le statut d’outil justement à déboulonner l’œuvre d’art, notamment par les démarches conceptuelles et postmodernistes. J’ai dit en introduction à cette analyse que le critère de tirage apparaissait objectivement comme un critère incapable d’expliquer cette évolution, à moins de considérer les deux œuvres des années 90 qui sont les seules à descendre à un seuil très bas de tirage.         
Pourtant, leurs démarches, comme nous avons essayé de le montrer, sont à peu près antagonistes. C’est justement cela qui nous intéresse : comment se fait-il qu’une notion aussi fondamentale que l’unicité de l’œuvre soit devenue aussi floue et aussi vaine ? Peut-on aujourd’hui vraiment dire que cette notion est une notion creuse, sans réel intérêt, qui ne trouve plus d’écho dans la réalité ?
De nombreux exemples montrent pourtant l’actualité d’un tel critère, et pas uniquement sur le plan du marché : les questions encore soulevées par l’authenticité, les faux et les copyright (Sotheby’s, par exemple, refuse de mettre en ligne les images des photographies vendues), les questions profondes que posent plus que jamais les problèmes de conservation et, plus encore, les questions du rapport que nous voulons entretenir avec les œuvres d’art ; un rapport éminemment politique.