dimanche 27 mai 2012

De la reproductibilité artistique

L'article d’Éric Watier intitulé "Félix González-Torres : un art de la reproductibilité technique" (disponible ici(1)) analyse la production de Félix González-Torres comme exemplaire de la production de multiples en art. Nous avons déjà essayé de dessiner plusieurs fois ici même les contours de cette mouvance de l'art contemporain depuis l'après-guerre, et l'exemple de Félix González-Torres nous semble approprié pour l'analyser et la mettre en débat, alors même qu'elle semble aujourd'hui hégémonique sur la scène artistique internationale. Nous essaierons de voir en quoi cette position, qui a été fondamentale dans les années 60 et 70 se révèle par la suite intenable et répétitive dans les années 80 et 90. Gonzalez-Torres est en effet très marqué par les artistes conceptuels et minimaux dans sa conception de l'artiste, de l’œuvre, de l'authenticité. Comme le dit Éric Watier dès le début de son article, il faut bien garder à l'esprit que la grande majorité de ses œuvres, par leur statut imprimé ou industriel, sont des reproductions radicales. Pourtant, on relève assez rapidement dans cette présentation du travail de González-Torres une série d'incohérences qui viennent perturber le regard qu'on peut jeter sur son œuvre : d'abord le fait que certaines œuvres ne soient pas des reproductions interroge sur la difficulté de faire "une œuvre d'art conçue pour être reproductible", comme l'écrit Éric Watier en reprenant Benjamin ; tandis que la réflexion sur l’œuvre semble fondamentale pour González-Torres, l'encadrement, aussi, de plusieurs œuvres (notamment, alors qu'il est arrivé à la maturité de son art, presque 20% des Puzzles) questionne sur les raisons et les conséquences d'une telle ambiguïté dans les faits, alors que son discours reste radical. De même, alors que l'artiste semble revendiquer une certaine pauvreté du support, une dérision de l’œuvre, pourquoi faire des tirages palladium de ses photographies ?

Félix Gonzalez Torres - Untitled-Sand


Je voudrais aussi porter la réflexion sur deux mécanismes intellectuels, qui nous semblent aujourd'hui parfaitement évidents mais que je voudrais ici mettre en lumière : d'abord, l'idée héritée de Benjamin que la photographie est dédiée à la reproductibilité, qu'elle est la reproductibilité même, qu'elle ne peut s'affirmer que par cette reproductibilité. Soulignons deux choses : si, au cours du XIXème siècle et jusqu'à l'époque de Benjamin, la photographie a en effet été un bouleversement pour la reproductibilité, elle est aujourd'hui stricto sensu de plus en plus rare. Je veux dire que la prise de vue argentique est très loin d'être majoritaire tant dans les usages amateurs que professionnels ou artistiques, mais surtout que l'impression photographique a presque tout à fait disparu ; la photographie a été remplacée par des procédés industriels bien plus performants, plus productifs, plus rentables. Et, même ce qu'on appelle l'impression photographique de nos jours (jet d'encre pour la plupart des cas) n'est pas du tout dans notre société le procédé par excellence de la reproductibilité. De ce qu'en disent les imprimeurs, les traceurs photographiques jet d'encre sont seulement utiles pour faire des épreuves (mot qui charrie avec lui les concepts d'authenticité et l'histoire de la photographie argentique) : l'impression de multiple est évidemment réservée à des machines spécialisées comme l'offset (de l'ordre de plusieurs dizaines de milliers de copies par heure). Il n'est donc pas du tout évident que la photographie soit aujourd'hui le procédé par excellence de la reproduction(2). Au contraire, y compris dans sa confrontation contemporaine à la vidéo, la photographie s'affirme comme le médium de la rareté, de l'unicité, de la lenteur.
Le deuxième point, sur lequel je reviendrai plus tard, porte sur l'utilisation du terme "populaire" par Watier pour désigner le travail de González-Torres en ce qu'il est, précisément, multiple : "support dérisoire, faible, sans prétention et populaire". Cette phrase me semble symptomatique de ce que l'art conceptuel et l'art minimal ont apporté à l'esthétique : penser l'art hors de l'élitisme, hors de la grandiloquence et des mythes kantiens du génie et de l'autonomie de l’œuvre afin de rapprocher l'art de la vie et, prétendument, du peuple. J'aimerais bien, enfin, qu'on me dise en quoi le peuple est proche du "dérisoire", du "faible" et du "sans prétention" ; cette vision du populaire est assez caricaturale et dénote un abaissement radical de la conception de l'humanité et de l'idéal. Un monde sans absolu prétendant parler au peuple coupe l'espoir de tout dépassement, de toute transcendance. De plus, comment peut-on se prétendre populaire quand on vend ses œuvres sur le marché de l'art plusieurs milliers d'euros, quand on produit un art hermétique et oscillant entre l'impopularité et la spectacularité (de Mel Bochner à Jeff Koons) ? En un mot, cette position me semble plus populiste que populaire en ce qu'elle propose une vision au rabais du peuple.

Felix Gonzalez Torres - Untitled-USA Today

(2) Jeff Wall dans son catalogue The Crooked Path "The Unique and its properties" marque bien ce changement de paradigme.


Felix Gonzalez Torres - Untitled
A suivre

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