mercredi 9 mai 2012

Le portrait dans la photographie moderne : analyse de Portrat de T. Ruff

Article précédent : Richard Prince



Cette image, enfin, qui vient conclure notre corpus, ressemble à toutes celles qui la précède et, par là même, reste profondément originale. A Dorothea Lange, elle emprunte le sujet : le portrait d’une jeune femme ; elle emprunte à Douglas Huebler le cadrage serré et elle garde la taille considérable de Richard Prince. Elle synthétise les similitudes, mais aussi les différences : elle refuse la dramatisation de Migrant Mother, la dispersion de Huebler, l’ironie de Prince…
Nan Goldin
Bref, il s’agit bien du portrait d’une jeune femme, sujet on ne peut plus commun dans l’art occidental depuis bien longtemps ; ce thème ainsi que la façon relativement « classique » avec laquelle il est traité (une seule photographie qui est bien une photographie de personne, et non pas une photographie de photographie) rapproche cette photographie, dans notre corpus, de celle de Dorothea Lange. Pourtant, un grand nombre de différences les sépare, et c’est ce qui nous permettra dans un premier temps de caractériser notre dernière image : l’usage de la couleur, d’abord, signifie un grand écart entre ces deux œuvres. Le noir et blanc des années 30 fait en effet immédiatement référence au photojournalisme, comme nous l’avons montré, quand la couleur – même dans les années 80 (cette photo date de 88) – dénote un usage amateur, commercial ou artistique (l’absence de sujets spécifiquement amateurs comme les enfants, la famille, les événements de la vie ou bien de slogan commercial nous amène logiquement à opter pour la troisième proposition). Ce n’est pas le seul point où cette scission est perceptible : le cadrage change beaucoup et la photographie de Ruff ne contextualise pas du tout son sujet, il ne cherche à priori pas à nous donner d’informations sur l’environnement socio-culturel comme le faisait Dorothea Lange dans son image. L’éclairage, enfin, est très différent d’une image à l’autre, la première soulignant les lignes du visage avec une lumière dure tandis que la seconde utilise une lumière très diffuse, égale, neutre produisant des ombres très douces. Tout ceci montre le passage d’une photographie expressive – voire expressionniste – à une photographie au « style documentaire » dans une démarche artistique.
August Sander
 Car il s’agit bien d’une démarche artistique, notre image ayant, finalement, bien plus de liens avec l’univers conceptuel de Douglas Huebler qu’avec le reportage de Lange. Nous avons déjà souligné la similitude au niveau du cadrage, mais nous y revenons car cela est loin d’être anodin. Déjà dans les années 60, le recours à ce cadrage « photo d’identité » était surprenant : il se démarquait nettement de tout « professionnalisme »  photographique émanant par exemple des photographes de mariages, de publicité, d’architecture… Il symbolisait si l’on peut le degré zéro du cadrage, l’image que tout le monde avait de lui, avait sur lui, l’image que tout le monde faisait de tout le monde, la banalité même. C’est donc un symbole fort dans les années 60 que de provoquer de la sorte les sphères photographiques proprement dites, mais aussi les cercles artistiques en réduisant le savoir-faire à néant. Mais cela permettait une exploration conceptuelle conséquente. Thomas Ruff reprend bien sûr cette démarche à son compte en vue de réfléchir à ce que c’est qu’un portrait, mais il ne pousse pas la conceptualisation de la même façon : en effet, par le refus de ce que nous avons appelé « la dispersion », il fait le pont entre cette pratique et la précédente, avec la volonté de faire œuvre « à l’ancienne ».           
 Il a pourtant retenu les leçons des trente années passées et du mouvement conceptuel ; son image se donne donc à lire comme une réflexion à ce que peut être l’art, en l’occurrence ce que peut être un portrait. Il partage la même lumière que Douglas Huebler en signe de refus de l’expressivité du photographe ; mais, à la différence de Douglas Huebler, il refuse aussi l’expressivité – fût-elle comique – du sujet. Ce que Ruff tend à interroger, c’est le visage en soi. Que pouvons-nous véritablement lire dans un visage ?
Joseph Kosuth - The Third Investigation (Art As Idea As Idea) - 1969

La neutralité est signifiée cette fois-ci non pas par un recours à une simili expérience scientifique, mais plutôt par une inexpressivité : l’appareil est positionné au niveau même du visage, de façon à refuser toute plongée ou contre-plongée qui rajouterait du sens, de même, le visage est parfaitement droit, parallèle au plan de l’appareil, comme aplati pour une expérience d’observation, les yeux grands ouverts fixent l’objectif, la bouche n’esquisse aucun mouvement, ni sourire ni grimace. Les sourcils, la mâchoire sont décontractés, mais rien semble-t-il n’a fait davantage l’objet d’une mise en scène, elle aussi chasse gardée des photographes professionnels de la mode ou de la publicité : on ne voit ainsi pas quel sens donner au vêtement fleuri porté par la jeune femme ni à la seule boucle d’oreille visible.
Harry Callahan - Eleanor - ca. 1947

 La photographie de Ruff est bien plus silencieuse que celle de Huebler, rejoignant en cela l’image de Richard Prince, mais c’est là aussi qu’elle trouve sa force : nous ne pouvons nous empêcher d’interpréter ce visage. Parfois j’ai l’impression qu’elle a le regard triste, parfois je pense qu’elle a un air mutin de défi, ou encore qu’elle va sourire. Comment accepter que le visage humain ne nous dise rien, n’ait rien à nous dire ? Ce mystère fait toute la force de cette série de photographies de Thomas Ruff, de la même manière peut-être que l’air mystérieux de la Joconde a participé à sa force. Le silence de Ruff et de Prince sont en cela très différents : quand celui de Prince est un silence devant rien, devant le vide, devant l’ironie creuse, Ruff nous met face à quelque chose qui nous dépasse, une transcendance, presque une métaphysique.            
Luc Delahaye - série L'autre
 Il nous faut pourtant noter plusieurs choses : d’abord que cette photographie reste ambigüe quant à la neutralité qu’elle propose. Je veux dire par là que cette photographie qui est censée parler du visage humain dans sa totalité, à travers un processus sériel répétant les mêmes cadrages et les mêmes intentions, représente, nous le savons, une amie ou du moins une camarade de Thomas Ruff du temps qu’il était étudiant. Il ne se sort pas du fait que ce portrait représente quelqu’un qui existe vraiment, et donc en décrit les traits qui sont constitutifs de sa personne, qui feraient que nous la reconnaitrions si nous la croisions. Il en allait de même avec la photographie de Douglas Huebler, mais cela était pris en compte et déjoué, d’abord par l’apparence (et la relative) rigueur scientifique de l’expérience, ensuite par le fait que le personnage jouait quelqu’un d’autre. La question, enfin, n’était pas posée sur l’identité même de cette personne représentée, mais sur sa capacité à se reconnaître quand il mimait d’autres personnes. Ici, la question sur l’identité du sujet représenté et la thèse selon laquelle cette photographie ne nous apprend rien sur cette personne est parasité par le fait que nous savons que la jeune fille existe bel et bien (ce qui est un prérequis assez fondamental pour la photographie), mais qu’ils se connaissaient et entretenaient certains rapports de proximité. Peut-être aurait-il mieux valu faire cette série sur des personnes qu’il ne connaissait pas (comme Charles Fréger ou Luc Delahaye et sa série sur le métro parisien).        
Thomas Ruff - vue d'exposition (série Anderes)
 Mais ce parasitage atteint son acmé quand on compare la position vis-à-vis de la position de l’auteur de Ruff avec celle de Huebler (qui n’était déjà pas une critique parfaite du système artistique traditionnel, nous l’avons dit) : il apparait très nettement que Ruff, refusant l’identité représentée par l’image et toutes les projections psychologiques que l’on peut y faire ne refuse pas, loin s’en faut, l’identité de l’auteur. Il l’assume parce qu’il ne la déconstruit pas (si ce n’est en n’ajoutant pas d’expressivité à l’image, ce qui est bien faible par rapport à l’histoire qui le précédait), mais aussi et surtout par la présentation qu’il fait de son œuvre : la forme monument (la « forme-tableau », dirait M. Chevrier) que l’on retrouve chez Richard Prince et le silence de l’auteur (opposé à la volubilité joyeuse de Douglas Huebler) conforte l’auteur dans son rôle d’auteur, l’œuvre dans son rôle d’objet autonome et le spectateur dans son rôle de spectateur contemplatif.
Rembrandt - autoportrait
Cet enchaînement de quatre photographies tend à montrer de manière exemplaire l’évolution du statut de la photographie dans l’aire culturelle internationale : du document de reportage à l’œuvre d’art, et ce en passant paradoxalement par le statut d’outil justement à déboulonner l’œuvre d’art, notamment par les démarches conceptuelles et postmodernistes. J’ai dit en introduction à cette analyse que le critère de tirage apparaissait objectivement comme un critère incapable d’expliquer cette évolution, à moins de considérer les deux œuvres des années 90 qui sont les seules à descendre à un seuil très bas de tirage.         
Pourtant, leurs démarches, comme nous avons essayé de le montrer, sont à peu près antagonistes. C’est justement cela qui nous intéresse : comment se fait-il qu’une notion aussi fondamentale que l’unicité de l’œuvre soit devenue aussi floue et aussi vaine ? Peut-on aujourd’hui vraiment dire que cette notion est une notion creuse, sans réel intérêt, qui ne trouve plus d’écho dans la réalité ?
De nombreux exemples montrent pourtant l’actualité d’un tel critère, et pas uniquement sur le plan du marché : les questions encore soulevées par l’authenticité, les faux et les copyright (Sotheby’s, par exemple, refuse de mettre en ligne les images des photographies vendues), les questions profondes que posent plus que jamais les problèmes de conservation et, plus encore, les questions du rapport que nous voulons entretenir avec les œuvres d’art ; un rapport éminemment politique.

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