mardi 22 mai 2012

Les vêtements blancs de Hiroshima – 1998

Une chemisette, un bermuda, une cagoule de protection, un sac, une casquette, une robe et un kimono. Tous de blanc cousus par l’artiste Marie-Ange Guilleminot. Elle qui a soigneusement reporté toutes les mesures, les dimensions, et redessiné minutieusement les patrons des vêtements de victimes de la bombe atomique de Hiroshima, qui sont conservés au Musée de la Paix de la ville. A l’intérieur de chaque vêtement blanc sont inscrits le nom de la personne qui portait l’original, et deux dates, le 6 août 1945 et 1998, année de la réalisation du vêtement blanc.
Ce sont donc des reproductions collant au plus près à la réalité, aux originaux, afin d’éviter toute prise de distance qui aurait entraîné une interprétation. En tissu blanc, certainement pour différents motifs1, qui peuvent nous échapper, mais toutes ont cette unique couleur comme marquage d’une unité de lieu, de temps, d’une valeur testimoniale qu’elles partagent toutes, et ce malgré les origines différentes des  propriétaires des vêtements authentiques (hommes, femmes, enfants, agent de police, mère ou écolier…).



Ce projet, de l’aveu de Marie-Ange Guilleminot, a deux points de départ : la double découverte qu’elle a faite au Musée de la Paix de Hiroshima : d’une part le livre de
photographies d’ Hiromi Tsuchida, Hiroshima Collection2, recensant tous les vêtements et accessoires des victimes conservés au Musée et dont on connaît le nom de l’ancien propriétaire ; et d’autre part, les vêtements eux-mêmes.

« En créant les vêtements blancs de Hiroshima je tente de transmettre et de transformer ce que j’ai reçu du livre d’Hiromi Tsuchida et des vêtements des victimes, à savoir la responsabilité de rappeler à chaque personne concernée ce qui échappe à la mémoire, la tragédie de la bombe atomique, dans le contexte de la vie quotidienne hors du musée. »3



« Le vêtement comme un exercice de la mémoire » écrivait Pierre Giquel dans la préface du livre Projet4, et c’est dans cette phrase que se résume la démarche de l’artiste. Les vêtements de victimes sont parfois tout ce qui reste d’elles, ils constituent les derniers indices de leur existence, de leur passage et surtout de l’événement qu’elles ont vécu. Elles sont les « traces matérielles qui portent l'identité et la souffrance des victimes »5. Les vêtements blancs sont des reproductions qui peuvent aller à la rencontre d’un public qui ne se souvient pas ou plus de l’histoire de Hiroshima, de l’histoire de tous ces gens que l’on cache derrière des chiffres, des statistiques, des données informatives… Être au plus près du corps pour mieux en prendre compte, se vêtir de ces vêtements pour réaliser que c’étaient des hommes qui les portaient, et faire circuler cette pensée, cette remise en question de la mémoire.
6 août 1945, 8h15, l’Enola Gay qui survole le port de Hiroshima, lâche une bombe d’une toute nouvelle génération, le pikadon 6 auquel on ne saurait donner un nom. Un éclair blanc, aveuglant, précède la déflagration, et dissout tout ce qui se trouve à proximité de l’épicentre de l’explosion. « On a vu le drame atomique, on a vu un effacement. »7
D’une violence inouïe, cette bombe ne laissera que peu d’images : soit que le bombardement n’a pas été couvert sur le moment par les reporters japonais (et pour ceux qui sont arrivés assez vite, l’horreur était telle qu’il leur était impossible de prendre des clichés), soit qu’il y a eu censure par les deux camps, soit que les images ne se sont tout simplement pas impressionnées sous l’effet des irradiations.
Mais c’est aussi, parce que l’horreur est indicible, im-montrable, inimaginable : « il y a peu de photographies au musée de Hiroshima parce qu’il n’y a pas d’image « suffisante » pour dire Hiroshima »8. Ici les vêtements remplacent les images qui n’ont pas pu être faites, ou qui sont difficilement supportables, ils se substituent aux corps mutilés, voire même y sont assimilés : deviennent des corps blessés, à soigner. Avec les vêtements, l’artiste a l’impression de communier avec les victimes, d’entrer dans leur intimité, de soigner à la fois leur vêtement, leur corps et la mémoire qui survivra.

Chemise que portait l'Empereur Maximilien lors de son assassinat
Ils sont ici devenus les documents qui ont servi de base à son travail, remplaçant ce que la matière grise  des archives et des images n’a pu que refléter partiellement ou de manière lacunaire. Il est intéressant de voir que le statut de ces vêtements a changé à deux reprises : la première fois, quand les familles des victimes les ont donnés au Musée, ils ont quitté le statut de simples vêtements pour devenir des reliques, des pièces à conviction, des preuves du bombardement et de ses effets néfastes, ils sont sacralisés, on en prend grand soin. La seconde quand Marie-Ange Guilleminot décide d’en sélectionner sept, pour créer des copies conformes, (au détail près que les siens sont blancs) : ils deviennent des modèles, et simultanément leur caractère d’originaux gagne un surcroît d’accréditation ; et le point de départ d’une réflexion sur leur valeur testimoniale. Guilleminot ne passe par aucun autre intermédiaire que ces indices purs et bruts, elle en fait des documents historiques toujours plus complexes.
En outre, un autre fait est à noter : elle fut également amenée à ce projet par les photographies d’Hiromi Tsuchida, qui ont elles aussi un statut ambigu : à la fois matière à un catalogue qui recense tous les vêtements (dirons-nous) identifiables, qui les montre, et documents à part entière, témoins à leur tour de témoins. Elles font passer à travers un nouveau filtre  ces « traces matérielles », en sus du tamis de la sélection déjà opérée par le photographe.




Par cette œuvre, Guilleminot cherche à ramener hors du musée, d’un contexte conventionnel et parfois étriqué, les marques toujours existantes d’une  tragédie déclenchée par la main de l’homme, qu’on laisse trop souvent dans les méandres de l’Histoire et du passé, en lui donnant un caractère anecdotique à travers une masse de données informatives dénuées de toute humanité et d’images iconiques, insuffisantes à montrer la véritable horreur. Les vêtements blancs peuvent être approchés, touchés, portés, multipliés (puisqu’elle en a envoyé une copie de chaque vêtement aux membres des familles des victimes), ils voyagent. Ils vont à la rencontre de la mémoire future. Ils sont une traduction de ce qui reste dans le musée, de ce qui est trop précieux et fragile pour en sortir.
Cette perspective de créer des "objets-mémorial" portatifs s’oppose à la fois à l’oubli et à la banalisation d’un événement dont on perd peu à peu la conscience de son envergure et de son horreur.
En outre, les doutes, les questions, la distance auxquels Guilleminot a été confrontée ne sont étrangers à aucun de ceux qui travaillent depuis les éléments du passé. Ils sont chez elle renforcés par l’écart historique et culturel qui la sépare des victimes de Hiroshima.
Sa remise en question et les interrogations qu’elle soulève à propos du document historique semblent justes : d’où partir dans sa réflexion quand on a affaire à l’inimaginable, ce qui n’a pu être montré, et à l’indicible, à la douleur d’autrui, au deuil et plus particulièrement dans ce cas, à la honte que la bombe atomique a suscitée, différente dans les deux camps : l’une de culpabilité (tardive) et l’autre celle de la défaite, de la soumission, de la maladie9. Pallier le manque des images en demeurant au plus près des faits, de la réalité, et la réalité prend ici la forme d’une coquille vide et fêlée, qui donne à voir une présence en creux. Ou une absence soufflée.
Il aurait été totalement déplacé, avec l’écart de plus d’un demi-siècle, et le fait que l’artiste est française, qu’elle s’y prenne autrement, sans dénaturer son propre travail et entrer dans un voyeurisme ou un spectacularisme malvenu.




1. Le blanc semble être la marque de fabrique de l’artiste. En effet, c’est la couleur la plus récurrente dans son travail : Le livre du chapeau-vie, 1994-1998 ; 8h15, la montre de Hiroshima, 1999 ; les Oursins, 1997-1999 (nombreuses pièces)…
Dans un court texte accompagnant l’œuvre 8h15, la montre de Hiroshima, édité dans son livre, Marie-Ange Guilleminot dit « Le point du réel le blanc est le support/ création d’autres passages/ propreté, je veux vivre comme l’aiguille. »  Elle semble voir dans le blanc, outre un caractère unitaire, un sentiment de propreté, d’effacement. Ce qui n’est pas non plus sans rappeler l’éclat aveuglant de la bombe…

2. Hiroshima Collection, Hiromi Tsuchida, catalogue édité par le Hiroshima Peace Memorial Museum. 1995, Japon.

3. in Documentation complémentaire / LES VÊTEMENTS BLANCS DE HIROSHIMA, extrait de http://www.ernahecey.com/files/vetements_blancs.pdf, p.54

4. Voir le livre, Pierre Giquel, in Projet, Marie-Ange Guilleminot, Edition Musée des Beaux-Arts et de la Dentelle, Calais avec l'association pour Atelier Calder, Saché, France, 2001

5. in Documentation complémentaire / LES VÊTEMENTS BLANCS DE HIROSHIMA, extrait de http://www.ernahecey.com/files/vetements_blancs.pdf, p.55
Disponible sur le site : http://www.ernahecey.com/uk/marie-ange_guilleminot_works.php

6. Pikadon (approximativement : bombe, explosion) est le nom qu’ont donné les habitants de Hiroshima après l’explosion de la bombe atomique, le mot genshibakudan (litt. bombe atomique) n’est apparu que bien plus tard.

7. 1945-Hiroshima, les images sources, Michael Lucken, Paris, Hermann, 2008. p.132

8. Puissances du faux (journal), Eric Baudelaire, in Cahier, Vacarme # 55 – printemps 2011. p.76

A noter, cette citation de Jean-Luc Nancy trouvée dans le livre Projet : « Vous m’interrogez sur l’absence d’image. Je crois qu’elle est au fond de toute image, qu’elle est ce qui monte dans l’image comme son fond –gris, blanc ou noir et c’est ainsi comme cela que l’image image : il faut redonner de la force à ce verbe, lui faire dire la présentation de l’absence en personne si je peux dire ou en corps. »

9. Les victimes de la bombe atomique, appelées au Japon hibakusha, sont longtemps restées cachées et muettes sur leur sort, par honte vis-à-vis de leurs blessures et maladies, et par peur du regard d’autrui, et ont été exclues  de la société et marginalisées.

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