vendredi 11 mai 2012

Notes brèves sur l'art et la manière de ranger ses livres, Georges Perec, Partie I


"Toute bibliothèque (1) répond à un double besoin, qui est souvent aussi une double manie : celle de conserver certaines choses (des livres) et celle de les ranger selon certaines manières.

Hans Peter Feldman, La bibliothèque des artistes, 2010

Un de mes amis conçut un jour le projet d'arrêter sa bibliothèque à 361 ouvrages. L'idée était la suivante : ayant, à partir d'un nombre n d'ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nombre K = 361, réputé correspondre à une bibliothèque, sinon idéale, du moins suffisante, s'imposer de n'acquérir de façon durable un ouvrage nouveau X qu'après avoir éliminé (par don, jet, vente ou tout autre moyen adéquat) un ouvrage ancien Z, de façon à ce que le nombre total K d'ouvrages reste constant et égal à 361 :
K+X > 361 > K-Z

L'évolution de ce projet séduisant se heurta à des obstacles prévisibles auxquels furent trouvées les solutions qui s'imposaient : on en vint d'abord à envisager qu'un volume – mettons de La Pléiade – valait pour un (1) livre même s'il contenait trois (3) romans (ou recueils de poèmes ou essais, etc.) ; on en déduisit que trois (3) ou quatre (4), ou n (n) romans d'un même auteur valaient implicitement pour un (1) volume de cet auteur, comme fragments non encore rassemblés mais inéluctablement rassemblables d'une Oeuvres Complètes. A partir de là on considéra que tel roman récemment acquis de tel romancier de langue anglaise de la seconde moitié du XIXe siècle ne saurait logiquement compter comme un ouvrage nouveau X mais comme un ouvrage Z appartenant à une série en voie de constitution : l'ensemble T de tous les romans écrits par ledit romancier (et Dieu sait qu'il y en a!). Cela ne changeait pas le moins du monde le projet initial : simplement, au lieu de parler de 361 ouvrages, on décidait que la bibliothèque suffisante devait se composer idéalement de 361 auteurs, qu'ils aient écrit un mince opuscule ou de quoi emplir un camion. Cette modification se révéla efficace pendant plusieurs années : mais il apparut bientôt que certaines œuvres – par exemple, les romans de chevalerie – n'avaient pas d'auteur ou en avaient plusieurs, et que certains auteurs – les dadaïstes, par exemple – ne pouvaient pas être séparés les uns des autres sans automatiquement perdre quatre-vingt à quatre-vingt dix pour cent de ce qui faisait leur intérêt : on en arriva ainsi à l'idée d'une bibliothèque limitée à 361 thèmes – le mot est vague mais les groupes qu'il recouvre le sont parfois aussi – et cette limite a, jusqu'à présent, rigoureusement fonctionné.
Ainsi donc, l'un des principaux problèmes que rencontre l'homme qui garde les livres qu'il a lus ou qu'il se promet de lire un jour est celui de l'accroissement de sa bibliothèque. Tout le monde n'a pas la chance d'être le capitaine Nemo : 

« ...le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j'ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors je veux croire que l'humanité n'a plus ni pensé ni écrit. »

Les 12 000 volumes du capitaine Nemo, uniformément reliés ont été classés une fois pour toutes, et d'autant plus facilement que ce classement, nous précise-t-on, est indistinct, en tout cas du point de vue de la langue (précision qui ne concerne absolument par l'art de ranger une bibliothèque mais qui veut simplement nous rappeler que le capitaine Nemo parle indifféremment toutes les langues). Mais pour nous, qui continuons à avoir affaire à une humanité qui s'obstine à penser, à écrire, et surtout à publier, le problème de l'accroissement de nos bibliothèques tend à devenir le seul problème réel : car il est bien évident qu'il n'est pas trop difficile de conserver dix ou vingt livres, disons même cent ; mais lorsque l'on commence à en avoir 361, ou mille, ou trois mille, et surtout lorsque le nombre se met à augmenter tous les jours ou presque, le problème se pose, d'abord de ranger tous ces livres quelque part, et ensuite de pouvoir mettre la main dessus lorsque, pour une raison ou pour une autre, on a un jour envie ou besoin de les lire enfin ou même de les relire.
Ainsi, le problème des bibliothèques se révèle-t-il un problème double : un problème d'espace d'abord, et ensuite un problème d'ordre.


David Garcia, Circular Walking Bookshelf




1. De l'espace

1.1. Généralités

Les livres ne sont pas dispersés mais rassemblés. Comme on met tous les pots de confitures dans une armoire aux confitures, on met tous ses livres dans un même endroit, ou dans plusieurs mêmes endroits. On pourrait, tout en souhaitant les garder, entasser ses livres dans des malles, les mettre à la cave ou au grenier ou dans des fonds de placard, mais on préfère généralement qu'ils soient visibles.
Dans la pratique, les livres sont le plus souvent disposés les uns à côté des autres, le long d'un mur ou d'une cloison, sur des supports rectilignes, parallèles entre eux, ni trop profonds ni trop espacés. Les livres sont rangés – généralement – dans le sens de la hauteur et de telle façon que le titre imprimé sur le dos de l'ouvrage soit visible (parfois, comme dans les devantures des librairies, on montre la couverture des livres, mais ce qui, en tout cas, est inhabituel, proscrit, presque toujours considéré comme choquant, c'est un livre dont on ne voit que la tranche).
Dans l'ameublement contemporain, la bibliothèque est un coin : « coin-bibliothèque » . C'est, le plus souvent, un module appartenant à un ensemble « salle de séjour » dont font également partie :

le meuble-bar à abbattant
le secrétaire à abbattant
le vaisselier deux portes
le meuble hi-fi
le meuble télévision
le meuble projecteur de diapositives
la vitrine
etc.

Et qui est proposé sur les catalogues garni de quelques fausses reliures.
Dans la pratique toutefois les livres peuvent être rassemblés à peu près n'importe où.

1.2 Pièces dans lesquelles on peut mettre ses livres

dans l'entrée
dans la salle de séjour
dans la ou les chambres
dans les chiottes

Dans la cuisine on ne met généralement qu'un seul genre d'ouvrage, ceux que précisément on appelle des « livres de cuisine ».
Il est rarissime de trouver des livres dans une salle de bains, bien que ce soit pour beaucoup de gens un lieu favori de lecture. L'humidité ambiante est unanimement considérée comme la première ennemie de la conservation des textes imprimés. Tout au plus peut-on trouver dans une salle de bains une armoire à pharmacie et dans l'armoire à pharmacie un petit ouvrage intitulé Que faut-il faire avant l'arrivée du médecin ?

1.3 Endroits d'une pièce où l'on peut disposer des livres

Sur les tablettes des cheminées ou des radiateurs (l'on considérera toutefois que la chaleur peut, à la longue, se révéler quelque peu nocive),
entre deux fenêtres,
dans l'embrasure d'une porte condamnée,
sur les marches d'un escabeau de bibliothèque, rendant celui-ci impraticable (très chic, cf. Renan),
sous une fenêtre,
dans un meuble disposé en épi et séparant la pièce en deux parties (très chic, fait encore meilleur effet avec quelques plantes vertes).

1.4 Choses qui ne sont pas des livres et que l'on rencontre souvent dans les bibliothèques

Des photographies dans des cadres en laiton doré, des petites gravures, des dessins à la plume, des fleurs séchées dans des verres à pied, des pyrophores garnis ou non d'allumettes chimiques (dangereux), des soldats de plomb, une photographie d'Ernest Renan dans son cabinet de travail au Collège de France, des cartes postales, des yeux de poupée, des boîtes, des rations de sel, poivre et moutarde de la compagnie de navigation aérienne Lufthansa, des pèse-lettres, des crochets X, des billes, des débourre pipes, des modèles réduits d'automobiles anciennes, des cailloux et graviers multicolores, des ex-votos, des ressorts."


(1) J'appelle bibliothèque un ensemble de livres constitué par un lecteur non professionnel pour son plaisir et son usage quotidien. Cela exclut les collections de bibliophiles et les reliures au mètre, mais aussi la plupart des bibliothèques spécialisées (celles des universitaires par exemple) dont les problèmes particuliers rejoignent ceux des bibliothèques publiques

PEREC Georges, Penser/Classer, Éditions du Seuil, Paris, 2003

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