mercredi 16 mai 2012

Rosalind Krauss, Un regard sur le modernisme. Notes

Dans ce texte subtil, Rosalind Krauss est une des premières, en 1985, à s'élever contre la toute-puissance du modernisme greenbergien tout en s'affirmant elle-même profondément moderniste.

Rosalind Krauss


Pour cela, elle commence par brosser un portrait du modernisme tel qu'elle l'a connu, aux côtés de Michael Fried, sous l'enseignement tutélaire de Clement Greenberg. Cela passe d'abord par une réhabilitation : alors que l'un des reproches les plus fréquents que l'on fait au modernisme est d'être formaliste, elle démontre ici qu'il n'en est rien et que, au contraire, le modernisme est sans doute l'une des réactions les plus fermes au formalisme. Elle cite ainsi des discussions qu'elle avait eu avec Greenberg, ainsi qu'une citation : "Quelles que puissent être ses connotations en russe, le terme "formalisme" en a acquis une profondément vulgaire en anglais... Aucune critique littéraire digne de ce nom n 'aurait l'idée de l'employer."(1) Le formalisme est ici à entendre comme la primauté de la composition sur quelque chose qui renverrait "aux pensées et aux sentiments", au risque de sombrer dans le design (composition, en anglais). Le contenu est fondamental pour tout critique moderniste, même s'il entretient le plus souvent avec lui des rapports ambigus : ainsi, Fried expliquera que Stella peint des bandes pour peindre comme Vélasquez, ainsi il n'analysera chez Noland que la structure, mais justement en tenant compte du lyrisme qui subissait selon lui à l'époque une "crise (généralisée) de la signification".
Stella - Sacramento Proposal #3, 1978

Le modernisme est avant tout une méthode d'analyse, de regard, de critique. Elle créait un lien de conséquence entre l'art d'aujourd'hui et l'art d'hier : ce que l'on voyait du premier découlait de ce qu'on savait du second. A cette conception très historiciste de l'art s'ajoutait quelque chose comme une éthique de la rigueur, de la scientificité, de la vérification logique. Refusant les analyses psychologisantes, le modernisme était progressiste : des uns sortaient les autres, qui allaient ensuite servir de terreau aux prochaines avant-gardes et ainsi de suite. La critique moderniste entretenait l'évidence de faits objectifs. 

Cette attention au contenu, et à l'auto-réflexivité, c'est-à-dire de l'observation de soi par soi pendant la contemplation d'une œuvre comme fondement de la critique, devait pourtant impliquer une série d'erreurs ou de lacunes dans un certain nombre d'analyses. Ainsi, la sensibilité moderniste refuse d'analyser la perspective de la Renaissance comme le corrélat visuel de la causalité, de la narration ou, enfin, comme la sécrétion d'une signification. L'on peut ainsi appliquer au modernisme le même genre de reproche que fait Robbe-Grillet au roman "traditionnel" :
Cet ordre, que l'on peut en effet qualifier de naturel, est lié à tout un système, rationaliste et organisateur, dont l'épanouissement correspond à la prise du pouvoir par la classe bourgeoise. [...] Tous les éléments techniques du récit - emploi systématique du passé simple et de la troisième personne, adoption sans condition du déroulement chronologique, intrigues linéaires, courbes régulières des passions, tension de chaque épisode vers une fin, etc. - tout visait à imposer l'image d'un univers stable, cohérent, continu, univoque, entièrement déchiffrable. Comme l'intelligibilité du monde n'était même pas mise en question, raconter ne posait pas de problème. L'écriture romanesque pouvait être innocente.
Jean Arp

La critique moderniste est, de la même façon, innocente : elle ignore que la nécessité historique qu'elle suppose n'est qu'une projection d'un récit, elle ignore qu'elle a évacué la perspective spatiale pour la remplacer par l'histoire, la perspective temporelle. On peut ainsi relever au moins trois marques de l'innocence du modernisme, et la temporalité est la première. La seconde est cette illusion d'être "objective" , comme au-delà de la sensibilité et de l'idéologie. Enfin, elle est prescriptive parce qu'elle construit une certaine forme de présent, quand bien même elle ne croit que l'interpréter.
Constantin Brancusi

De même, la théorie moderniste n'a jamais réussi à proposer une histoire de la sculpture qui soit intéressante : oubliant Arp et Brancusi, ignorant les pièces taillées ou fondues, refusant l'apparition de Richard Serra ou Robert Smithson. Il en va pareillement pour le cinéma, qui s'est toujours vu refuser le titre d'"art modeniste" alors même qu'il prend une place toujours plus grande dans l'avant-garde.
Richard Serra - Schunnemunk Fork

Si l'on ne peut accepter plus longtemps une telle innocence du modernisme vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de sa façon d'envisager la critique d'art, Rosalind Krauss conclut en disant qu'elle appartient encore à une sensibilité moderniste au sens large, c'est-à-dire le sens qu'elle esquissait en première partie, c'est-à-dire d'analyser pleinement le contenu comme le fondement de la valeur des œuvres, et d'accepter son propre point de vue comme fondement de sa critique de l'art.

(1) Clement Greenberg, "Complaints of an Art Critic", Artforum, octobre 1967, p.39

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