mercredi 11 juillet 2012

Roger Ballen

Roger Ballen - Death bed

Une certaine forme de désespoir est sensible partout dans les photographies de Roger Ballen, photographies que l'on découvre notamment à l'occasion du Photo Poche qui lui est dédié. La description sans fard d'une société sud-africaine usée, fatiguée, la description sobre de personnages miséreux et fragiles nous donnent dès le premier regard la dimension critique du travail de Roger Ballen. Cette critique ne se fait cependant pas au prix de choix politiques ou propagandistes trop sensibles qui gêneraient l'expression plastique.
Roger Ballen - Portrait of sleeping girl

A vrai dire, cette description critique de la société sud-africaine ne se fait pas sur le mode politique, même si l'on peut bien sûr l'interpréter comme telle par la suite. Elle donne l'impression d'être un constat presque objectif, médical, sociologique. Ainsi, l'atmosphère étouffante de cette société est rendue par différentes figures qui se mêlent et se répondent. La misère économique évoquée plus haut est complétée par une certaine misère humaine : la bêtise (dont l’œuvre de Ballen met justement en relief l'origine étymologique : être bête et être une bête), la cruauté sont des caractéristiques qui viennent appuyer la détresse de cette société dont on a l'impression - juste, au demeurant - qu'elle est un immense et tragique huis clos.

Roger Ballen - Dresie and Casie, twins


Roger Ballen - Cat catcher

Il ne faudrait pas, pourtant, laisser croire que les photographies de Ballen possèdent toutes une charge aussi évidente de violence. Ce qui caractérise aussi les personnages du photographe dans la plupart de ses images, c'est l'ennui profond, le vide, l'absence d'émotion ou d'espoir. Ce qui se lit sur les visages est aussi parfaitement clair dans l'image même : la plupart des photographies sont extrêmement épurées, les sujets sont perdus au milieu d'un fond uniforme et vide ou d'un mobilier misérable.

Roger Ballen - Sergeant F. de Bruin, Department of Prisons employee
Roger Ballen - Oupa posing

En anthropologue minutieux et en excellent portraitiste, Roger Ballen va lier étroitement ces figures de l'ennui ou de la violence avec le thème de la folie, folie soulignée par les compositions extrêmement pertinentes : la présence récurrente d'animaux, comme dans notre première image, vient ajouter des éléments inattendus et surprenants, l'absurdité des décors et notamment des fils électriques viennent mettre en relief l'harmonie délirante des êtres et des lieux.

Roger Ballen -Head below wires

Roger Ballen - Brian with pet pig

Il apparait avec ces images que nous sommes en fait loin d'être en présence d'un photographe simplement documentariste. Même s'il demeure suffisamment loin des excès de style d'un Crewdson ou d'un Sluban, il mêle par des touches subtiles, l'art de documenter avec l'art d'exprimer. Ainsi, le recours presque systématique au flash nous place dans un univers particulier, où les visages sont très éclairés, quasiment écrasés par la lumière, où les contrastes sont très fort, où les expressions sont figées. De même, les cadrages concourent souvent à créer puissamment du sens et de la poésie.

Roger Ballen - Children from countryside in city home

Roger Ballen - Squawk

Par ce que nous devons bien appeler son style, Roger Ballen transcende la critique politique dont nous faisions état plus haut pour atteindre la force d'une réflexion presque existentielle, en tout cas un imaginaire poursuivi par la mort, jusque dans les plus tendres images de ce grand album de famille, jusque dans les images d'amour. Les compositions très rigoureuses concourent à rendre chaque photographie indépendante, autonome et ferme ainsi son cadre comme les murs d'un théâtre ; les scènes n'étant la plupart du temps peuplées que d'un seul acteur, l'atmosphère générale est paradoxalement celle d'un huis clos gigantesque, comme si chaque personnage côtoyait les autres mais sans jamais les voir, sans jamais interagir avec eux.

Roger Ballen - Culmination
Roger Ballen - Stefanus

Le jeu de variations qu'opère le photographe sur le thème de la mort fonctionne notamment à travers deux procédés stylistiques portés à leur paroxysme : le découpage des corps, la mutilation des individus de façon à ce qu'il n'apparaisse sur la photo qu'un morceau d'eux-mêmes ; ce procédé décline avec un humour triste la poésie des vanités classiques. D'autre part, Ballen utilise avec beaucoup de bonheur les fonds de ses photographies, la plupart du temps des murs. Ces fonds deviennent extrêmement graphiques par l'utilisation du flash et du noir et blanc et traduisent, sur un plan soit par des signes abstraits soit par des dessins et des formes rappelant le graffiti et Basquiat, le désespoir profond qui baigne son univers.
Roger Ballen - Three hands

Roger Ballen - Transformation

Par tout cela, Roger Ballen parvient dans une vision poétique intense à décrire le monde qui l'entoure par des métaphores subtiles qui s'appuient toujours puissamment sur le monde réel et social. Il nous livre ainsi un portrait fort, contrasté et ouvert aux interprétations de la société sud-africaine mais aussi plus largement de l'humanité toute entière.

Roger Ballen - Eulogy

Roger Ballen - Tommy, Samson and a mask

dimanche 8 juillet 2012

Art et politique

Dans son article intitulé "Art et compulsion critique", Nathalie Heinich se pose la question de l'art engagé : comment l'art peut-il s'engager politiquement ? l'art peut-il être engagé ? A ces questions, elle répond radicalement par la négative et apporte une critique intéressante à ce qu'on pourrait appeler l'évidence de l'art moderne.
Alors que l'artiste, depuis le XIXème siècle, se doit d'avoir un engagement politique vis à vis de la société, ce cas de figure est extrêmement rare et le mythe s'appuie sur des exemples comme Guernica qui allie à lui seul les trois dimensions de l'avant-garde : politique, sociale et esthétique. L'art et la politique semblent à Mme Heinich antinomiques puisque, dans les mouvements d'avant-garde, la qualité esthétique passe par l'autonomie de l’œuvre d'art et qu'au contraire, dans l'idéal d'un art engagé, l’œuvre est hétéronome, se nourrit de et parle à ce qui l'entoure. Pourtant, la figure de l'artiste engagé est toujours vivace dans notre société ; Nathalie Heinich en analyse alors les quatre mythes fondateurs d'une telle icône.

1. La marginalité
La figure de l'artiste engagé est une figure en marge de la société ; marginal plus qu'excentrique parce qu'il éprouve sa singularité dans le groupe comme l'illustrent fort bien les artistes bohèmes. Esthétiquement, cela se traduit inévitablement par l'innovation systématique, la rupture d'avec les codes ancien, en bref, l'idéal de "l'art pour l'art". Mais, finalement, cette impérative originalité de l'avant-garde conduit directement à l'élitisme, puisqu'il se coupe par définition des attentes du public, de la doxa.


Théophile Gautier par Nadar - 1856

2. L'utopie artistico-politique
Pour compenser la figure assez élitiste dessinée ci-dessus, un nouveau modèle va se superposer à l'artiste d'avant-garde : l'artiste populaire, c'est-à-dire allié au peuple. Cette figure, outre le fait qu'elle renforce l'opposition de l'artiste à la bourgeoisie et qu'elle colmate la brèche ouverte par l'élitisme, présente l'avantage de renouer du lien social, au moins dans l'intention.
Pourtant, ce modèle, même s'il a su trouver ses périodes de grâce - en particulier pendant la révolution russe et avec les mouvements associés comme le suprématisme ou le surréalisme ou avec mai 68 -, tombe devant les mêmes apories que le précédent : à se défier de ce qui est attendu, de ce qui est prévu du plus grand nombre, on ne peut pas privilégier l'originalité et l'adéquation aux masses. Ainsi, remarque l'auteur, si Zola est une grande figure de l'écrivain engagé, c'est Proust, quelques années plus tard, qui révolutionnera le roman, Proust dont on connait les origines sociales. On peut même difficilement exiger des artistes qu'ils se complaisent dans des formes prévisibles et stéréotypées comme on ne peut pas attendre du peuple qu'il apprécie pleinement les formes expérimentales avancées de l'art. Les avant-gardes ne sont pas nécessairement de gauche, comme le montre l'exemple des romantiques à majorité royalistes ou des futuristes fascistes ; à l'inverse, la proposition de Greenberg - critique d'art engagé à gauche -, qui est sans doute l'une qui porte au plus haut la quintessence de l'avant-garde, sera rejetée des critiques marxistes comme trop singularisante.
Au demeurant, le hiatus porte bien plus aujourd'hui sur l'adéquation de l'avant-garde et de la majorité que sur celle de l'avant-garde et du peuple, tant l'avant-garde a été assimilée par les institutions. Pour être véritablement en rupture, cela signifie que les avant-gardes devraient aujourd'hui se placer du côté du peuple ; mais comment ces œuvres pourraient-elles être réellement subjectives ? Au mieux, le grand public ne les voit jamais, au pire il les rejette comme n'étant pas de l'art.
Tatlin (tour à la Royal Academy)

3. L'avant-garde politique
Si la communion entre l'art et le peuple semble fortement compromis par ces deux remarques, l'avant-garde artistique peut essayer de s'en rapprocher par ses convictions politiques, anticapitalistes ou antiétatiques. Ainsi Breton lorsqu'il déclarait "La révolte seule est créatrice". L'art serait donc le lieu de la vérité critique sur le monde qui l'entoure, que ce soit par son rôle de critique sociale ou par ses vertus émancipatrices. De nos jours, Nathalie Heinich cite les travaux de Joëlle Zask - qui d'ailleurs a aussi écrit un article pour ce numéro de la revue - comme exemplaires de cette tendance, à savoir qui associe les valeurs artistiques et les valeurs politiques, qui prétend que les unes et les autres s'enrichissent mutuellement. Il est vrai que ces travaux peuvent être influencés par le prosélytisme politique de leurs auteurs - elle cite par exemple Benjamin et Adorno -, il est vrai aussi que l'on imagine mal d'autres disciplines que les disciplines artistiques avoir ces prétentions sans tomber dans le ridicule (si la chimie organique prétendait donner aux chercheurs et aux citoyens les qualités nécessaires à la vie en démocratie ?) ; mais N. Heinich n'avance finalement aucun argument solide pour contredire ces idées, il est vrai très difficilement vérifiables.
Dalí - Enfant géopolitique observant la naissance de l'homme nouveau

4. La compulsion critique
Enfin, Nathalie Heinich apporte un éclairage fort intéressant sur une tendance lourde (dans les deux sens du terme) de l'art contemporain : cette façon d'agrémenter sans arrêt toute production artistique d'un discours critique, s'orientant la plupart du temps vers une critique morale, sociale, politique. Cette compulsion critique est le dernier rempart d'une avant-garde artistique qui ne veut pas admettre sa coupure effective d'avec le peuple (son indifférence ou son rejet), son installation confortable dans les lieux de légitimations hautement élitaires. Le désir aveugle de croire que tout art véritablement authentique ne pourrait avoir une visée que subversive.

Kosuth - Art as idea as idea


Ce désir effréné, ce postulat qui impose à l'art des critères extra-artistiques trouvent selon l'auteur sa source dans le XIXème siècle, déjà tiraillé entre deux systèmes de valeurs contradictoires : la reconnaissance de l'excellence et l'exaltation de l'égalité. La question ultime serait alors "Comment construire une théorie démocratique de l'excellence ?" Saint-Simon fut indéniablement un des premiers penseurs de l'art comme pouvant répondre à cette question. Le suivra Victor Hugo qui déclarera en substance que la figure de l'artiste est celle-là même qui unit l'aspiration démocratique à la communauté et l'aspiration élitaire à la singularité. L'art en renonçant à être bourgeois (c'est-à-dire inséré socialement) ou aristocrate (c'est-à-dire qui a le pouvoir) peut représenter un privilège qui soir démocratiquement acceptable.
On pourrait alors imaginer non pas une mais trois figures de l'artiste : l'artiste mondain, l'aristocrate du passé ; l'artiste engagé, le démocrate au présent ; l'artiste bohème, la singularité au futur. L'artiste peut alors faire se conjoindre le privilège, le mérite et la grâce. Les conséquences de cette figure paradoxale de l'élite qui se tient en marge reste certainement encore à mesurer.

vendredi 6 juillet 2012

Efficacité politique de l'art


Que penser de la grande campagne publicitaire développée par la SPA dans le métro parisien ? Nous avions rédigé, il y a quelques mois, une petite réflexion autour de l'exploitation de la misère ; il s'agit d'une problématique fondamentale pour la photographie, et surtout la photographie de rue ou la photographie dite sociale. L'exhibition racoleuse de la misère ne fait habituellement l’unanimité que pour être dénoncée ; surtout dans les cercles du photojournalisme. On renvoie traditionnellement à l'éthique du journalisme, au respect des sujets photographiés, on se distingue noblement du racolage type "Crimes et meurtres".


De même depuis que le journalisme a pénétré les sphères artistiques, la question de la représentation de la misère s'est reposée de plus belle. Ce qui a par exemple amené plusieurs polémiques sur Salgado et les réponses d'Eric Baudelaire notamment. L'art étant l'expression d'une excellence, il n'est pas possible qu'il fasse appelle aux plus bas instincts, aux effets stéréotypés amenant la compassion ou la pitié.


Enfant soldat

 C'est de cela que parle cette photographie de chien, qui n'est pas sans rappeler certaines campagnes contre la violence faite aux femmes ou certaines photos faites sur les enfants soldats, dont le cadrage, l'usage du flou et je dirais la pose du modèle font tout pour nous rappeler une rhétorique de la pitié, notamment les grands yeux brillants qui nous fixent en silence (la présence de ce qui semble être le reflet de la boîte à lumière parasite un peu l'image, mais c'est un détail). Je ne parlerai pas du slogan misérabiliste qui surenchérit sur la photographie. Si l'on peut certainement prendre l'image du chien comme une parodie de la rhétorique compassionnelle des campagnes de sensibilisation susmentionnées (de type "un enfant soldat ne pleure pas...") - ce que j'ai fait au premier abord -, je ne pense pas que ce soit sérieusement le propos.

Sebastiao Salgado
 L'usage de cette symbolique vise à toucher le plus grand nombre, à émouvoir, à faire réagir. Ce qui me fait revenir sur ce que j'ai dit précédemment. De toute évidence, cette rhétorique est la rhétorique la plus efficace, celle qui aura le plus de conséquences dans le monde réel, celle qui produira le plus de réaction politique. Elle parle au plus grand nombre, elle frappe vite et fort, elle marque assez durablement. Les questions que cela soulève sont alors multiples : l'exclusion de cette rhétorique ne signe-t-elle pas l'exclusion de l'art du domaine de la politique ? Le refus de cette efficacité au nom d'une certaine éthique et surtout au nom d'une certaine recherche, d'une subtilité, d'une complexité n'est-elle pas symptomatique de l'incompatibilité de l'art et de la politique ?
Cette photographie est révélatrice des rapports entre l'intelligence et l'efficacité : alors qu'une image plus complexe, plus intéressante, plus belle plaira certainement davantage à un public érudit, celle-ci est indubitablement plus efficace. Cette image est révélatrice du rapport qu'entretiennent les élites cultivées avec le grand public, des jugements d'en haut qui viennent faire autorité sur le goût du peuple.

Ce qui pose, bien sûr, la question de l'art politique et de l'art populaire. Comment peut-on prétendre conjointement, en voyant cette image, qu'une oeuvre d'art peut ou doit avoir une efficacité politique ou qu'une image politique peut ou doit avoir une dimension artistique ?

dimanche 1 juillet 2012

Duchamp et le ready-made




Dans cette vidéo, merci à Ninon de nous l'avoir indiquée, on comprend un certain nombre de choses sur Marcel Duchamp. Outre l'égo de l'artiste (sensible notamment au gré des multiples "comprenez-vous"), on comprend que le but de M. Duchamp  est simplement de créer des objets "sans intérêt". On ne comprend pas bien, en revanche, en quoi cette posture elle-même pourrait présenter un intérêt.
Peut-être la réflexion sur le choix présente-t-elle une certaine pertinence, mais ce qu'on retient surtout, c'est la vision prophétique de tout ce qui sera par la suite l'art conceptuel, qui sortira lui aussi du "rétinien". La remise en cause de l’œuvre d'art comme objet est radicale : Duchamp avait écrit des mots sur les premiers ready-made qui ont été par la suite perdus et il n'a jamais essayé de les réécrire ou de faire "comme si". Les nouveaux objets présentés sont donc clairement différents des premiers.(1)
Duchamp évoque enfin son amour de la contradiction, de l’ambiguïté "jamais assez exploitée" et explique en quoi ses ready-made sont justement ambigus : évoquant les multiples, Duchamp n'a pas de mots trop durs pour qualifier cette "vulgarité". La contradiction évidente à l'intérieur même de cet extrait est flagrante : alors qu'il déclare au début de l'entretien qu'il n'est pas nécessaire de voir les ready-made pour les apprécier, il affirme ensuite "voir à la télévision n'est pas la même chose que voir en réalité, quand même !".


(1) On pense immédiatement à la baignoire de Beuys qui était presque un ready-made puisqu'il s'agissait de la baignoire de Beuys qu'il avait un peu "améliorée", notamment en y collant des sparadraps ; pourtant, à l'inverse de Duchamp, le collectionneur qui avait acheté cette baignoire obtint, en 1977, 180 000 DM de réparation de la part d'un musée qui l'avait nettoyée et décollé les sparadraps. (cf. l'histoire de l'art de M. Ferrier)