vendredi 30 novembre 2012

De l'ineptie d'une certaine pensée contemporaine.

Dans la lignée de notre article précédent, et pour préparer le terrain au suivant, nous nous permettons de porter à la connaissance de nos attentifs lecteurs deux extraits d'un texte du Critical Art Ensemble, publié en 1998. Où nous voyons à quelles dangereuses extrémités peuvent être portés les apôtres béats du numérique. 

« La production culturelle, littéraire ou autre est traditionnellement un processus lent et pénible. En peinture, sculpture, ou dans l’écriture, la technologie a toujours été primitive. Pinceaux, burins et marteaux, plume et papier, imprimerie même, ne se prêtent pas à la production rapide et à la grande distribution. Le délai entre production et diffusion peut sembler insupportablement long. Comparés aux œuvres électroniques, les livres d’art et l’art visuel traditionnel souffrent encore énormément de ce problème ». 

Giorgio Vasari, Saint Luc peignant la vierge (et regrettant de ne pas avoir de palette graphique et de connexion internet haut-débit pour partager son chef-d'oeuvre sur Facebook), 1564.


« De la même façon, un flot ininterrompu de textes inonde les réseaux électroniques. Dans cette société de la vitesse, il n’y a plus de place pour les délais caractéristiques des  unités discontinues. De ce fait, la notion d’origine disparait de la réalité électronique. La production de texte présuppose l’immédiateté de sa diffusion, de sa consommation et de sa révision. Tous ceux qui participent au réseau participent aussi à l’interprétation et à la mutation du flux textuel. La notion d’auteur n’est pas morte, elle a tout simplement cessé de fonctionner. L’auteur est devenu un ensemble abstrait qui ne peut être réduit à la biologie ou à la psychologie de l’individu ».


lundi 19 novembre 2012

L'immatériel et le réactuel

On nous a longtemps dit que l'art contemporain, l'art qui se dit contemporain, se révoltait justement contre l'art, on a même utilisé le terme "anti-art" (il faut bien entendu prendre ce terme au second degré car les personnes qui exerçaient dans "l'anti-art" n'étaient ni des artisans, ni des commerçants, ni des publicitaires, bref, il est clair qu'ils ne peuvent être classés et compris qu'en tant qu'artistes eux-même). Cette révolte contre l'art - et contre son corrélat a priori nécessaire, l’œuvre - prend, lit-on habituellement(1), surtout deux visages (et, bien sûr, tous les degrés entre les deux) : celui de l'éphémère et celui de l'immatériel. L'éphémère avec toutes les performances, les happenings, sous la houlette de Beuys par exemple ; l'immatériel prendrait comme sources certainement Duchamp lui-même qu'on place très souvent comme père du mouvement conceptuel qui est bien sûr l'avènement de l'immatériel : les statements de Weiner pourraient en être une bonne illustration.
Beuys - I like America and America likes me

Cet immatériel est problématique à plusieurs endroits : il distingue d'abord l'espace du temps, il est la caractéristique de quelque objet utopique qui donnerait du temps et pas d'espace ; est immatériel ce qui ne prend pas place dans l'espace. Une chose - qui ne serait pas une chose, justement - qui existerait mais qui serait intangible. C'est la grande légende, le grand mythe de notre siècle informatique ; et tous les artistes de l'immatériel peuvent au moins se targuer de l'avoir anticiper. 
Nous sommes en effet dans l'époque du virtuel, du mouvant, de l'inconsistant, de l'incorporel. On me comprendra mieux si l'on se rappelle que le terme qui s'oppose à virtuel n'est pas réel comme l'usage commun peut le laisser supposer, mais, avant tout, actuel. Ce qui est virtuel n'est pas irréel ou immatériel ou intangible, car rien ne l'est (nos espaces de données ont bel et bien un lieu et un temps, en témoignent les douloureux et trop courants crash de disques durs ; et en dernière instance il nous faut bien admettre que nos idées mêmes ont bien un lieu où exister), il est seulement inactuel ou bien mieux encore, pour réutiliser un terme que l'informatique nous prête utilement : réactuel.
Il en va de l'art-immatériel comme de l'informatique, il est à la lettre réactuel, c'est-à-dire que l'on peut le mettre à jour, le rendre actuel, le faire apparaître là où il n'était pas. Selon les mots de Kosuth, quiconque dans la rue peut se réapproprier ses œuvres  à condition qu'il puisse se souvenir et dire ou écrire les phrases en quoi consistait l’œuvre. L’œuvre n'avait pas disparue en attendant, elle n'est pas re-créée à chaque moment, elle n'est pas re-matérialisée, elle n'avait jamais cessé d'être matérielle, parce qu'elle existe effectivement la plupart du temps dans les collections d'art à travers le monde, parce qu'elle est le plus souvent aussi enregistrée aussi sur les disques durs du monde entier, imprimée sur des milliers de livres, mais aussi parce qu'elle était encore vivante dans le souvenir que quiconque pouvait en avoir.

Ce que je veux dire ici, afin de clarifier un peu ce point, c'est que l'immatériel, ou le réactuel, n'est pas une question d’espace, mais bien une question de temps. L’œuvre n'est jamais abattue. Par ce que nous avons dit plus haut de la position des personnes qui prétendaient mettre fin à l'art il y a quelques dizaines d'années et qui prétendaient le faire depuis le champ de l'art, mais aussi par ce que nous avons dit ensuite, que toutes ces œuvres "d'anti-art", ces œuvres "immatérielles", existent bel et bien quelque part, ont été créées - au sens d'origine de "l’œuvre", l'opera des maçons et des ouvriers ; enfin, parce qu'il existe toujours in fine un objet, une chose, que l'on montre, que l'on vend, que l'on distribue.
Il n'est cependant pas question de dire que les trois modalités de l’œuvre que nous avons rapidement évoquées sont équivalentes, loin de là. Elles nous présentent en fait des expériences fondamentalement différentes du temps : de l’œuvre durable qui est presque immuable dans le temps (au moins à une échelle humaine) et qui suppose certainement, mais ce serait là l'objet d'un autre débat, une humilité au réactuel qui suppose une consommation (et nous pouvons donner ici à ce terme complexe ses deux sens d'utilisation d'une chose et de consomption de cette chose) en passant par l'éphémère qui pourrait être une expérience intermédiaire, il nous reste à tracer ou à imaginer les frontières que ces termes peuvent suivre.

Peut-être ces précisions clarifieront un rapport parfois trouble à l’œuvre, dénoncée par ceux-là même qui ne parviennent pas à s'en défaire, un rapport à l'immatériel qui vire parfois au ridicule avec la récente vente aux enchères au Palais de Tokyo de "l'immatériel"(2) ! Sous couvert toujours de causticité, de corrosion du vieux monde de l'art croulant sous le poids de ses œuvres bourgeoises, le Palais de Tokyo ose nous proposer, dans une audace avant-gardiste rare, à qui un cours de dessin avec Fabrice Hyber, à qui boire un thé avec Hiroshi Sugimoto ou encore - mon préféré - avec Bertrand Lavier : "De minuit à minuit et demi, à la date de votre choix, l’artiste vous emmène pour un tour inoubliable du périphérique dans sa Ferrari."
Si l'immatériel n'a pas réussi à abolir les rapports marchands comme tant de déclarations naïves et candides prétendaient le faire dans les années 60 et s'il a été rattrapé si vite par la folie capitaliste, c'est aussi parce qu'il y avait cette confusion à la base, qui croyait qu'on ne vendrait plus rien si l'on ne faisait plus rien ; il vendait en fait moins ou, mieux encore, moins longtemps, mais toujours pour le même prix, voire plus cher (n'est-ce pas là le rêve de tout entrepreneur capitaliste qui se respecte ?). Le rien est certainement l'art le plus difficile, et nombreux sont ceux qui l'ont mis en pratique, tous ceux qui, au quotidien, ne pratiquent pas l'art, il se pourrait bien que nous soyons tous les héros anonymes et finalement extrêmement banals de l'art véritablement immatériel.


(1) Notons toutefois que Raymonde Moulin trace une autre ligne dans les avant-gardes des années 60-70 : celle qui sépare le presque-rien du n'importe-quoi ; cette ligne qui distingue aussi deux modalités d'agression de l’œuvre n'est pas celle que nous étudierons ici.

(2) Voir http://palaisdetokyo.com/fr/conference/vente-aux-encheres-de-limmateriel

samedi 10 novembre 2012

A propos de la culture virtuelle. Esquisse de controverse pour un retour à la réalité.

Ce premier - court - article d'introduction constitue le commencement d'une réflexion éparse, brouillonne, concernant la numérisation du monde, et plus particulièrement de la culture. Cette réflexion se veut un cri de guerre à l'encontre des apôtres béats de l'univers numérique ; ou plutôt - tant le risque de passer pour un conservateur (ou pis, un réactionnaire) est important - de pointer et de dénoncer les dérives que cette culture numérique entraîne - car il ne s'agit pas d'appeler à la fin d'internet, mais de s'interroger sur les nouveaux usages que cela entraîne, les nouvelles pratiques, et de mettre en lumière l'effet délétère qu'elles peuvent avoir. Mon esquisse de réflexion se déroulera sur plusieurs temps : tout d'abord, il s'agira de s'interroger sur les nouveaux rapports à la mémoire induits par le fait que le savoir est disponible en permanence sur le réseau. Nous évoquerons ensuite la problématique de la nouvelle création littéraire en ligne - avec ce questionnement sur la notion d'auteur, de création collective que cela implique. Nous pourrions parler, plus tard, du livre numérique. D'autres problématiques surgiront probablement. 

1.Définition épistémologique et historique du concept de mémoire - pour un dépassement intégrateur

Beaucoup s'extasient du changement de paradigme qui est en train de se faire, à propos de la connaissance et de la mémoire. Nous passons, disent-ils, du concept de la mémoire interne – à savoir qu'un individu doit accumuler en lui une quantité de connaissances considérables – à celui de mémoire externe – c'est-à-dire qu'il ne s'agit plus d'intégrer des connaissances, de les connaître par cœur, mais de savoir où les chercher (puisqu'elle sont toujours disponibles en ligne), les trier, les classer. Nous ne serions plus en face d'une connaissance passive, fruit d'un apprentissage par cœur inutile et traumatisant, mais face à une connaissance active, intelligente, critique, indépendante, qui ne dépendrait plus d'un maître, mais d'elle-même. Fort bien. Nous pratiquons tous cette forme de connaissance : quand l'on recherche une information ponctuelle - le nom d'un acteur, ou la capitale d'un pays - il nous suffit de chercher sur Wikipedia et, en quelques secondes, nous connaissons la réponse. Mais cette réponse constitue-t-elle ce que l'on nomme réellement une connaissance ? Non. Il s'agit d'une réponse à une question, pas d'une réflexion. Pour réfléchir, pour argumenter, pour tenir un discours, il faut avoir emmagasiné des connaissances immédiatement mobilisables ; et pour cela, quoi qu'en pensent certains ahuris qui rêvent de disposer d'un iPad à la place du cortex, le cerveau est un outil idéal. Il est normal que certains invertébrés, élevés depuis tout petits dans un monde numérique, gavés de télévision et de jeux vidéos, ne puissent penser autrement – ils sont perdus, à tout jamais, et nous n'en ferons pas notre deuil - ; il est beaucoup plus grave, et plus surprenant, que des figures éminentes du monde intellectuel fassent l'apologie, si ce n'est la propagande, de ce système débilitant.


Que Michel Serres s'extasie devant ces nouveaux outils, et envie cette génération qui est la nôtre, la surnommant affectueusement « Petite Poucette » (faisant allusion au fait que le centre névralgique de l'activité de l'humain ne soit plus situé au niveau du cerveau mais au niveau du pouce) laisse rêveur. Il est vrai que, pour ce genre d'augustes vieillards, la vue d'un écran, et l'infini des possibles qu'il semble offrir puisse paraître prodigieux ; mais que les facultés critiques soient à ce point atteintes est tout bonnement fantastique. On peut pousser cette logique obscène jusqu'au bout, et se dire qu'après tout, il ne sert à rien d'avoir un vocabulaire de plus de trois cent mots ; au diable les synonymes ; fi de la complexité ; trois cent mots suffisent amplement pour s'exprimer, et si on en veut plus, il suffit d'aller sur Wikipedia pour en trouver de nouveaux. Il suffira de balbutier trois mots dans son iPhone, et ce dernier se chargera d'en faire une phrase complète ; plus besoin de les mettre dans l'ordre, le logiciel s'en chargera tout seul ; et puis après tout, pourquoi se soucier de l’orthographe, puisque mon logiciel de traitement de texte corrige les fautes tout seul ? Bienvenue dans la novlangue améliorée de George Orwell. Et puis viendra un jour où le réseau sera déconnecté, et ces grands couillons se regarderont avec des yeux ronds sans savoir quoi faire ; ils émettront de vagues borborygmes qui ne refléteront en rien leur pensée (cela étant, le drame ne sera pas bien grand, puisque de pensée, ils n'auront plus, cannibalisés qu'ils seront par tous leurs bidules numériques, de Google Map à Twitter, en passant par Youtube et ses vidéos de chats).  Le véritable problème, c'est en fait que des personnes telles que Michel Serres, éminents intellectuels, disposent d'une masse de connaissances qui les met à l'abri du besoin ; ils ont une culture telle qu'ils peuvent profiter à la fois des avantages de celle-ci, mais également mettre à profit les possibilités offertes par les outils numériques. Notre nouvelle génération le peut-elle ? Le risque est très grand, il me semble, que la mémoire externalisée phagocyte cette mémoire interne qui est indispensable ; qu'elle se substitue complètement à elle, de manière irrémédiable. 
Diane Arbus, Enfants handicapés

Tout cela me rappelle cette histoire de la blonde qui passait son temps avec des écouteurs sur la tête. Elle ne les enlevait jamais. Ses amis lui demandaient pourquoi, mais elle répondait toujours évasivement, parvenant à se dérober. Et puis un jour, pour rire, ses amis décident de les lui ôter pour découvrir ce qu'elle peut bien écouter, 24 heures sur 24. La voilà tout à coup saisie de convulsions ; elle hoquette, elle tremble, elle devient rouge, puis bleue, ses traits se tétanisent, enfin elle tombe au sol, inerte. Elle est morte ; ses amis sont terrifiés. Et puis l'un d'eux met les écouteurs sur sa tête, et il entend :  « Inspirez...... Expirez......... Inspirez....... Expirez...... »
Bientôt nous risquons fort d'être comme cette blonde, reposant au sol, inanimés.
La culture sera morte, et nous avec.

Pour lire l'entretien de Michel Serres dans Libération :
http://www.liberation.fr/culture/01012357658-petite-poucette-la-generation-mutante
 

 

lundi 5 novembre 2012

Art moderne et art contemporain - extrait de rapport de stage sur les institutions artistiques

L’un des choix les plus évidemment problématiques pour une structure publique de ce genre réside dans la sélection des travaux qui constitueront son fonds. Dans le cas de nos institutions, une contrainte est connue dès le départ il s’agit du centre ou du fonds d’art contemporain. Reste alors à définir le terme. C’est dans le livre déjà cité de Raymonde Moulin que l’on trouve l’explication la plus claire de ce terme : « Les définitions de l’art contemporain se réfèrent soit à un critère juridique, strictement chronologique, soit à un critère de périodisation historique, soit à un critère de catégorisation esthétique, soit à la combinaison de ces deux derniers. »[4] Pour approfondir ici l’explication de Raymonde Moulin, nous dirons que, d’un point de vue officiel – douanier, pour être précis –, sont des œuvres contemporaines les œuvres dont les créateurs sont encore en vie ou, si ce n’est pas le cas, les œuvres qui datent de moins de vingt ans. Les historiens ainsi que les grandes maisons de vente aux enchères comme Sotheby’s définissent l’art contemporain plus largement encore, puisqu’il s’agit pour eux de l’art qui succède à la Seconde Guerre mondiale. Enfin, les conservateurs de musée apportent à la classification chronologique un sens esthétique et historique : qu’il s’agisse de l’art qui a moins de trente ans ou de l’art qui se fait à partir des années 60, ils considèrent tous plus ou moins précisément que l’art contemporain est une catégorie esthétique de l’art, catégorie dont le décernement peut valoir des luttes internes.   

Picasso


Un autre auteur dans un autre ouvrage apporte une vision complémentaire et intéressante sur le sujet : François Soulages dans Photographie contemporaine & art contemporain conteste radicalement – et paradoxalement – l’aspect chronologique du terme « art-contemporain » (auquel il adjoint un trait d’union pour distinguer son concept de l’usage habituel et flou qui en est fait). « L’art actuel est donc au moins à la fois classique, moderne et contemporain. […] L’art-contemporain n’est pas contemporain. »[5] De fait, pour François Soulages, l’art-contemporain désigne une manière particulière de faire de l’art, manière qui cohabite avec les manières classiques ou modernes. Pour résumer, l’art-contemporain introduit une véritable « coupure épistémique » dans le champ de l’art, remettant par exemple en question des notions qui jusque-là étaient évidentes comme celles d’artiste ou d’œuvre. Celui qui aurait inauguré l’art-contemporain serait Marcel Duchamp avec, en 1913, le premier ready-made intitulé La roue de bicyclette. Ce qui signe la distinction fondamentale et définitive de l’art moderne et de l’art contemporain est certainement leur position vis-à-vis de l’œuvre d’art elle-même : tandis que l’art moderne s’attache à créer une œuvre tangible (ce que Dickie appellerait « un artefact »[6]), l’art-contemporain prête plus d’importance à la démarche qu’à l’objet[7].

Duchamp


[4] Moulin, Raymonde, L’artiste, l’institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992 p.10
[5] Soulages, François, Photographie contemporaine & art contemporain, Paris, Klincksieck, 2012 p. 25
[6] Dickie définit ainsi l’œuvre d’art en 1969 : « Une œuvre d’art, au sens descriptif, est 1) un artefact, 2) auquel une société ou un sous-groupe d’une société a conféré le statut de candidat à l’appréciation. » Dickie, George, « Defining Art », in American Philosophical Quartely, vol. 6, 1969, p. 253. Cette définition a donné lieu à de nombreux débats. Pour approfondir, cf. Michaud, Yves, L’art à l’état gazeux, Paris, Stock, 2003, pp. 157 à 160.
[7] François Soulages cite Octavio Paz : « Le silence de Duchamp est ouvert : il affirme que l’art est l’une des formes les plus élevées de la vie, à la condition que le créateur échappe à un double piège : l’illusion de l’œuvre d’art et la tentation de prendre le masque d’artiste. L’une et l’autre nous pétrifient : la première fait d’une passion une prison, la seconde d’une liberté une profession. »               
On retrouve dans Le Photographique, de R. Krauss, une autre citation de Paz sur Duchamp, qui va dans le même sens : « une œuvre qui est la négation même de la notion moderne d’œuvre ».
De plus, il n’est pas inutile de remarquer que cette définition fait appel au concept d’œuvre immatérielle, lequel a été réellement mis en œuvre – si je puis dire – dans les années 60 par les artistes conceptuels. On retombe ainsi sur la définition des conservateurs de musée proposée par Raymonde Moulin.

jeudi 1 novembre 2012

Walker Evans, American photographs -partie II-

Walker Evans, Penny picture displays, 1936

American photographs peut être perçu comme un livre qui ne traite pas d'un sujet prédéfini, mais qui organise un matériau, une collection d'images. Walker Evans devient le modèle même de l'artiste collectionneur et c'est ainsi qu'il se qualifie : « Les artistes sont, je crois, de manière figurée des collectionneurs. J'ai déjà signalé que mon œil collectionne. Tout bon collectionneur le fait. L'homme qui s'intéresse aux premières éditions françaises du dix-neuvième siècle se fixe sur ça et y revient constamment par instinct. Mon œil s'intéresse aux rues ou il n'y a que des rangées de maisons en bois. Je les trouve et je le photographie. Je les collectionne » 8

La révélation publique de sa collection personnelle de plus de 9000 cartes postales – aujourd'hui conservées au MoMA – qu'il avait entreprise à l'âge de douze ans et poursuivie jusqu'à sa mort, confirme chez lui ce goût de la collection et de l'agencement. En effet, il est amusant de constater qu'il organisera ses cartes postales en séries typologiques : « gares », « hôtels », « gratte-ciels », « trains »..., la plus fournie étant celle des scènes de rue. Cette approche typologique est peut-être à mettre en lien avec sa découverte du travail d'August Sander, mais également celui d'Eugène Atget, qui agença aussi son œuvre de la sorte. Imprégné de ces cartes postales, il réalisera même à plusieurs reprises, des clichés similaires à celles-ci et ira jusqu'à recadrer une vingtaine de tirages aux dimensions carte postale, en 1936. Cette inclination à l'accumulation et à la collection se ressent encore dans la production documentaire des cinquante dernières années, comme dans les travaux de Berd et Hilla Becher et ceux des élèves de l'école de Düsseldorf.

Anonyme, Morgan city, 1929/ Walker Evans, Street scene, 1935
                                  
La même année que la parution de son livre, une exposition rétrospective fut proposée à Walker Evans. C'est Beaumont Newhall, directeur du département photographique du MoMA, qui est chargé de son organisation. L'exposition dura deux mois (du 28 septembre au 18 novembre 1938) et comportait cent images. Au bout d'une semaine, Walker Evans bouscula l'accrochage initial de Beaumont Newhall, et demanda qu'on le laissât réaliser sa propre installation. En une nuit l'exposition est remontée. Walker Evans a effectué des opérations de collages, mais aussi de recadrages, à grands coups de ciseaux. Selon son système, du négatif au tirage, une image pouvait être (re)taillée selon les besoins du cadrage. Ce nouveau parti-pris de liberté désacralisait le tirage. Il bouscula également le côté solennel des accrochages de l'époque en proposant trois présentations différentes : des images sous passe-partout et verre, sans verre, parfois sans l'un ni l'autre. L'exposition qui précède le livre, offre une complexité différente de celui-ci : là où elle procède par constellations (architectures, signes, bâtiments, gens, paysages) qu'elle cumule, le livre lui se construit sur un jeu de correspondances et de rythmes entre les images. Par ailleurs, la sélection des photographies n'est pas identique aux deux : seules cinquante-trois d'entre elles, présentées lors de l'exposition, se retrouvent dans le livre. N'y figurent pas les images prises en Alabama en 1936, dialoguent avec le texte de James Agee dans Let Us Now Praise Famous Men.

Le livre, éponyme de l'exposition, publié peu après l'événement, dépasse largement la fonction de catalogue d'exposition, il n'est pas le dernier témoignage que l'on en a gardé après le démontage, ni un listing comptable des photographies montrées au MoMA. Intégralement conçu par Walker Evans qui impose format, sobre typographie, impression en noir et blanc, mise en page binaire (page de gauche blanche, image en vis-à-vis à droite), disposition des légendes en forme d'index, American Photographs est probablement « le premier livre moderne de la photographie, auquel tous les autres se sont mesurés. » Pour la première fois, un photographe maîtrise entièrement l'espace créatif de son livre, qu'il complète ici du texte de Lincoln Kirstein. American photographs demeure l'oeuvre majeure de Walker Evans qu'il à mené seul de bout en bout, véritable construction de sa pensée, miroir de sa vision du monde, de son Amérique...

« Evans est un grand faiseur d'images (picture maker), il est aussi un narrateur (storyteller) qui, avant de se consacrer à la photographie, a rêvé de littérature et de cinéma. Photographe, il collectionne des amorces de récit. Narrateur, il condense du temps dans des images. Chaque image est à la fois pièce et fragment ; un morceau (a piece) qui fait un tout, tel un poème, mais qui peut être traité aussi en élément de montage, placé dans un enchaînement narratif »9

Walker Evans, reconstitution de l'accrochage de l'exposition American photographs, 1938

8 CHEVRIER Jean-François, Walker Evans dans le temps et dans l'histoire, L'Arachnéen, Paris, 2010, p.52
9 Ibid., p.48