vendredi 29 novembre 2013

La question du sujet dans un tableau de la Renaissance italienne : la Tempête de Giorgione

Cet article fait suite et complète le précédent, sur les Trois Philosophes de Giorgione.

Giorgione - La Tempête - autour de 1505
 La Tempête de Giorgione réalise l'exploit d'être à la fois extrêmement connu et étudié, et extrêmement méconnu, dans le sens où l'on s'est longtemps posé la question de son sujet.
En effet, ce tableau peint aux alentours de 1505 a très vite été considéré comme un grand chef d’œuvre de la peinture. La critique du XXème siècle lui a par la suite attribué une grande modernité en ce qu'elle se présenterait en dehors de tout sujet, dans ce qu'on a parfois appelé "sa musicalité", quoiqu'il en soit, dans sa picturalité pure (c'est notamment la thèse défendue par Kenneth Clark). A la lumière de ce que nous avons déjà dit précédemment, il est cependant peu probable que Giorgione ait réellement voulu peindre un tableau sans sujet. Il nous faut donc nous poser cette question, en cherchant une structure signifiante.
Tout d'abord, décrivons le tableau : un homme, en habits vénitiens de l'époque de Giorgione, tenant un bâton et, symétriquement, une femme à moitié nue avec un enfant qu'elle allaite. L'homme semble jeter un regard à la femme tandis que celle-ci nous regarde de manière fixe et mystérieuse. Derrière eux, on peut voir la base de deux colonnes brisées, une rivière qui fait la frontière avec un autre espace : une ville, derrière le pont, qui semble inhabitée. Enfin, dans le ciel chargé, un éclair s'abat sur la ville et crée une tension étrange entre la violence de la foudre et la douceur de la scène au premier plan.


Poussin - La fuite en Égypte - 1657

De très nombreuses interprétations ont été proposées pour ce tableau : traditionnellement, on peut y voir une peinture autobiographique où Giorgione se représenterait avec sa famille, peut-être un fils illégitime dont le père se tient éloigné... Ce procédé a parfois été utilisé par d'autres peintres, mais nous n'avons aucune source qui soutienne réellement cette idée, qui ne semble pas avoir beaucoup de sens.

Les historiens modernes ont alors cherché quelles histoires rassemblaient les quelques éléments structurants de la peinture (qui sont au moins au nombre de cinq). Pour certains, c'est une version du repas pendant la fuite en Égypte, dont certains éléments rappellent la version (postérieure) de Poussin. Seulement, Joseph semble alors très jeune, sans compter qu'une telle représentation de la Vierge, dans sa nudité, était tout à fait impensable à l'époque.

Edgar Wind proposa en 1969 une autre interprétation : il s'agirait d'une allégorie pastorale dans laquelle l'orage représenterait la fortune, l'homme et les colonnes "la fortitude" et la femme avec son enfant la charité. Cette proposition a pourtant peu de fondements iconographiques, puisque de telles représentations existent mais s'appuient surtout sur des vieillards et sur des couples d'enfants.

Puis Nancy de Grummond y vit l'histoire d'un Saint Théodore, un saint guerrier et martyr qui était aussi le protecteur de Venise pour avoir sauvé une jeune fille d'un dragon avec une lance. La légende qui cite aussi un fleuve, le pouvoir du saint sur les orages et un temple brûlé, reste très séduisante puisqu'elle rassemble un grand nombre d'éléments de la composition. Pourtant, plusieurs choses clochent : le jeune homme n'est pas en habit de guerrier, il n'est pas muni d'une lance mais plutôt d'un bâton et, surtout, il n'y a aucune trace du dragon. Cette absence est invraisemblable dans le contexte de l'époque et nous fait abandonner cette idée.

On y vit aussi une illustration de Danaé, une très belle jeune femme que Zeus séduit malgré le fait que son père l'ait emprisonnée dans une tour, en se transformant en pluie d'or pour la féconder. De cette union naît Persée. La mère et son enfant, abandonnés dans un coffre au milieu de la mer, sont ensuite ramenés sur la terre ferme par un berger. Encore une fois, l'idée est belle, mais on ne voit aucune trace de la mer ici et reste toujours le problème de la pluie d'or, invisible également.


Giorgione - La Tempête - Analyse aux rayons X


En 1932, l'état italien fait passer le tableau aux rayons X, et découvre que la jeune femme devait à l'origine se trouver à la place du berger, se baignant dans le fleuve, ce qui pose de nombreux problèmes vis-à-vis des interprétations précédentes.

Salvatore Settis trouvera une image proche de la composition de Giorgione, dans un relief de Giovanni Antonio Amadeo, intitulé "Dieu admoneste Adam et Eve". La proximité iconographique (la même disposition des personnages, le paysage, la ville à l'arrière-plan) nous amène à nous pencher sur cette nouvelle hypothèse. Le tableau représenterait alors Adam et Eve chassés du Paradis (souvent représenté comme une ville déserte) après avoir commis le péché, symbolisé par l'enfant. Cela expliquerait aussi la possible scène de baignade, dans un état du tableau antérieur, puisque Eve lave ses péchés dans l'eau après avoir été chassée du Paradis. L'enfant symboliserait aussi le châtiment d'Eve, et le bâton le châtiment d'Adam (le travail).

Pourtant, une différence sépare très nettement le tableau du bas relief : la présence d'un troisième personnage, de Dieu lui-même, admonestant les fautifs. Il semble probable qu'il soit ici symbolisé par l'éclair, comme y invitaient certains ouvrages iconographiques de l'époque, indiquant que cet élément pouvait représenter à la fois Dieu et son châtiment.


Giovanni Antonio Amadeo - Dieu admoneste Adam et Eve

Pour autant, cette interprétation peine à prendre en charge les colonnes brisées et va parfois peut-être trop loin, en interprétant par exemple le détail à l'aplomb du pied de la femme comme le serpent maléfique.




vendredi 8 novembre 2013

Lecture(s) de Descartes I : Discours de la Méthode (3/3)


Les deuxième et troisième parties du discours sont peut-être les plus riches, du moins les plus originales. Si la première partie expédie les années de formation du jeune Descartes sous la forme d'une "fable" (résumée parfois par la célèbre phrase qui en ouvre le récit, "J'ai été nourri aux lettres dès mon enfance"), que la quatrième partie sera amplement développée dans les Méditations Métaphysiques, tandis que la cinquième partie résume le Traité du Monde, et que la sixième partie tend essentiellement à justifier la publication du Discours et à proposer un programme scientifique pour le futur, il semble n'être, en fin de compte, véritablement question de la méthode que dans la deuxième partie du discours, dans laquelle Descartes donne les quatre principes censés garantir la synthèse des vertus méthodologiques reconnues dans la logique, la géométrie et l'algèbre. Ces quatre principes semblent avoir le même statut que le "grand nombre de préceptes dont la logique est composée", puisqu'ils s'y substituent. Pourtant, ce ne sont pas des axiomes théoriques, mais avant tout des injonctions pratiques : "ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle", "diviser chacune des difficultés", "conduire par ordre mes pensées", "faire partout des dénombrements"...

À ces injonctions méthodologiques répondent par ailleurs, de façon intéressante sinon curieuse, les quatre maximes de la morale de la troisième partie. Cette fameuse "morale par provision", dernier bagage fait avant le voyage périlleux dans les contrées du doute hyperbolique, et dont la présence au sein du Discours est peut-être l'un des points les plus surprenants de la démarche cartésienne (qui introduit aujourd'hui un ouvrage scientifique par l'exposé non seulement d'une méthode voire d'un éthique, mais également d'une morale ?) semble répondre en miroir aux principes de la méthode ; mais une comparaison approfondie de ces deux moments du Discours ne saurait hélas convenir au format ici adopté.

Dernier point : dans le Discours du moins, il n'est peut-être pas entièrement faux de dire que Descartes apparaît comme un penseur du temps libre. Son rapport ambigu à la publication de ses travaux traduit un désir aigu de gagner le plus de temps possible : avant le Discours, cela consistait essentiellement à travailler seul et à éviter les controverses et les objections stériles de possibles opposants. Dans le Discours lui-même, les précautions oratoires de l'auteur visent essentiellement et désamorcer un certain nombre de critiques qui pourraient lui être adressées, afin de lui éviter le plus possible la tâche fastidieuse de répondre. Mais le temps gagné à travailler seul est vite perdu lorsque Descartes en arrive à devoir réaliser un grand nombre d'expériences, et c'est bien l'une des raisons pour lesquelles le Discours est publié : Descartes lance un appel, demandant à demi-mots un soutien pécuniaire et manuel pour que ses expériences soient réalisées, si possible par des artisans plutôt que des savants, afin qu'il ne soit pas distrait par les questions possibles de ceux-là. La cité scientifique idéale de Descartes est celle dans laquelle le temps libre est maximal : celle-ci est donc réduite à l'individu tant que le temps passé à réaliser des expériences ne dépasse pas le temps qui serait perdu en interactions avec ses semblables ; mais lorsque les progrès de la science cartésienne font que le rapport s'inverse, il faut alors commencer à publier.

En outre, si le temps libre chez Descartes (le "loisir") est dévolu à la science, celle-ci n'est pas loin d'être elle-même dévolue en dernier lieu à l'accroissement du temps libre : ainsi, les bienfaits de la science cartésienne consistent principalement à "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature". Mais il n'y a dans cette fameuse expression rien d'une quelconque volonté brute de domination sur le monde, et plutôt simplement un moyen d'accroître encore son temps libre, soit par la réduction de la charge de travail ("une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent"), soit par "la conservation de la santé" et l'allongement de la vie ("on se pourrait exempter d'une infinité de maladies [...] et même aussi peut-être de l'affaiblissement de la vieillesse").

La méthode, en somme, est autant en vue de la connaissance que du temps libre : elle permet non seulement de connaître de façon certaine, mais également de connaître vite, d'aller par le plus court chemin, comme évoqué dans la première partie ; mais parce qu'elle organise et rationalise en outre le travail du penseur, elle permet de dégager plus encore de temps libre, et le choix entre travail solitaire et publication dépend en dernier lieu du temps libre dégagé ; et c'est peut-être enfin dans le temps libre lui-même que la méthode rejoint les maximes de la morale, qui elles aussi sont censées permettre soit de gagner du temps (deuxième et troisième maximes), soit d'organiser celui-ci (première et quatrième maximes).

Lecture(s) de Descartes I : Discours de la Méthode (2/3)

Sur la publication encore (ou peut-être la publicité), mais sous un autre angle : le Discours est peuplé d'images concrètes et de fantômes. Parmi les premières, on retrouve les jalons presque mythiques que Descartes pose lorsqu'il fait "l'histoire de [s]on esprit" (expression tirée de la promesse faite à son ami Guez de Balzac, et dont celui-ci se souvient dans une lettre de 1628) : l'épisode du poêle, le "désert" hollandais, les années de voyages ; on retrouve également quelques succès, présentés (toujours modestement) comme éclatants, de la méthode qui est l'objet du discours telle l'explication du mouvement du cœur et de la circulation sanguine, mais aussi ces morceaux de bravoure métaphysique aujourd'hui bien connus que sont le Cogito, la (première) démonstration de l'existence de Dieu, ou encore l'élaboration d'une nouvelle théorie de la connaissance fondée sur la clarté et la distinction.


Mais le Discours est aussi habité pour une part importante par des absents : en premier lieu, les adversaires de Descartes, qu'ils soient identifiés (l'École et les aristotéliciens) ou indéterminés (n'importe quel objecteur, notamment le lecteur lui-même) : des possibles arguments de ceux-ci, aucune mention ou presque ne sera faite, et aucun développement possible ne sera donné : la dispute, au sens technique du terme, n'est pas ce qui intéresse Descartes. Autre absence, due probablement au caractère introductif due Discours : celle du cheminement de la pensée cartésienne à l'œuvre. Le Discours présente les résultats, et non les processus qui ont conduit à ceux-ci. Pour qui s'intéresse à certains résultats scientifiques, il faudra se reporter aux trois traités que le Discours introduit ; pour qui s'intéresse aux thèses métaphysiques, il faudra attendre les Méditations Métaphysiques pour retrouver le cheminement de la pensée cartésienne, recréé pour l'occasion comme s'il se produisait en acte sous les yeux du lecteur.

Dernier absent enfin, et non des moindres : le Traité du Monde, vaste ouvrage de physique (au sens le plus large possible du terme), quasiment terminé en 1633 et dont la publication n'aura jamais lieu du vivant de son auteur, puisque Descartes apprend en novembre 1633 la condamnation de Galilée pour avoir promu, ou du moins présenté comme possible, le "mouvement défendu", c'est-à-dire celui de la Terre autour du Soleil, mouvement dont Descartes écrira (dans une lettre à Mersenne, en novembre 1633) que "s'il est faux, tous les fondements de [s]a philosophie le sont aussi." Ce traité, dont le résumé, qui occupe la cinquième partie du Discours, se fait au passé simple, voire au plus-que-parfait, et donne l'image d'un chef-d'œuvre universel (à l'égal peut-être du "grand livre du monde" évoqué dans la première partie) désormais inaccessible, semble constituer la pierre angulaire de la pensée cartésienne, le moyen terme entre la métaphysique, "racines" de l'arbre de la connaissance que la méthode est appelée à faire pousser, et les sciences particulières, ces branches chargées de fruits dont les trois essais qui suivent le Discours sont censés être un échantillon. Peut-être peut-on même aller jusqu'à interroger le lien possible entre la non-publication du Traité du Monde et la méthode hypothético-déductive de ces essais : lorsque le chaînon manquant entre métaphysique et sciences particulières disparaît, les principes qui découlaient de la métaphysique et permettait de déduire tous les effets n'apparaissent plus comme des principes, mais comme des suppositions temporaires dont la vérité sera démontrée par les faits.

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mercredi 6 novembre 2013

Lecture(s) de Descartes I : Discours de la Méthode (1/3)

Note : Le présent article est une collection hasardeuse, à visée essentiellement mnémotechnique, de remarques sur le Discours de la Méthode. Il n'a prétention ni à l'exactitude, ni à l'exhaustivité ; encore moins à la systématicité.


I

Publié en 1637, le Discours de la Méthode est une introduction à trois essais scientifiques, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie. Il s'agit des premiers textes publiés par Descartes, alors âgé de 41 ans. Les rapports complexes que ce dernier entretient avec la publication (comme avec la publicité) de ses travaux traversent tout le Discours. Si une certaine histoire de la pensée a gardé de Descartes l'image du penseur isolé dans son célèbre poêle allemand, scientifique solitaire voire métaphysicien de cabinet, cela est probablement dû en partie à certains passages du Discours, particulièrement dans la sixième partie, où Descartes affirme avec une modestie par essence suspecte que, bien que se considérant comme "extrêmement sujet à faillir", "l'expérience que j'ai des objections qu'on me peut faire m'empêche d'en espérer aucun profit". L'isolement cartésien, dans le Discours, n'est pas plus dans la rupture avec la tradition et la philosophie de ses "précepteurs", ceux qui écrivent en latin, que dans l'exercice secret de sa propre pensée : plus qu'une rupture avec le passé, c'est l'isolement vis-à-vis du présent, la mise à l'écart de ses contemporains, que le Discours érige en figure de la méthode cartésienne.

Mais la publication même du Discours complexifie le rapport de Descartes à ses semblables ; longtemps avare de ses découvertes, voici que Descartes les résume (c'est l'objet de la cinquième partie) et pointe les limites de sa propre démarche et de sa prétention à l'autarcie méthodologique : si la méthode fait œuvre de refondation des principes de toute science, elle est incomplète sans l'appareil expérimental, et Descartes confesse lui-même la sous-détermination de la cause des phénomènes particuliers par les principes généraux qu'il déduit :
"il faut aussi que j'avoue que la puissance de la nature est si ample et si vaste, et que ces principes sont si simples et si généraux, que je ne remarque quasi plus aucun effet particulier que d'abord je ne connaisse qu'il peut en être déduit en plusieurs diverses façons ; et que ma plus grande difficulté est d'ordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en dépend, car à cela je ne sais point d'autre expédient que de chercher derechef quelques expériences, qui soient telles que leur événement ne soit pas le même si c'est en l'une de ces façons qu'on doit l'expliquer, que si c'est en l'autre."
L'expérience cruciale est, in fine, ce qui permet de trancher, de décider : la puissance de la raison la conduit à éprouver sa propre limite dans l'objectif d'une science universelle : certainement, tout peut être déduit à partir d'un certain nombre de principes que l'exercice seul de la raison, si l'on suit la méthode cartésienne, permettra de découvrir. Mais c'est le lien exact, univoque, entre principes et phénomènes, c'est-à-dire la détermination de la cause précise d'un effet donné, qui excède le pouvoir seul de la raison, sinon en droit, du moins en fait.

Descartes semble donc avoir longtemps hésité entre la méthode autarcique, faite de "batailles" menées seul avec la raison pour seule arme nécessaire et colonne vertébrale d'une physique a priori (c'est-à-dire dans la plus pure tradition scolastique), et ce qui est en train de devenir la science moderne, a posteriori et structurée par le paradigme hypothético-déductif. En ce sens, la publication du Discours de la Méthode (et non sa seule rédaction) semble être le signe clair que Descartes opte finalement pour la seconde possibilité, et décide, après la rupture avec le passé et le présent, de donner la possibilité d'un pont avec le futur (les "neveux") qui viendront avec lui et continueront son œuvre si jamais sa propre finitude (uniquement matérielle et temporelle) ne lui permettait pas de mener son projet à bien.

Suite

dimanche 3 novembre 2013

La question du sujet dans un tableau de la Renaissance italienne : le mystère des Trois Philosophes de Giorgione

Le contenu de cet article est écrit d'après les notes prises lors du cours de M. François-René Martin du 31 octobre 2013.

Alors qu'on sait que la storia et son décryptage sont particulièrement importants dans la peinture de la Renaissance italienne (à la différence des écoles du Nord, notamment), certains tableaux de maîtres de cette époque posent problème en ce qu'ils n'offrent pas un accès immédiat et évident à la scène, l'histoire, qu'ils représentent. En particulier, l’œuvre de Giorgione (1477-1510) a souvent posé ce genre de problème, et Vasari lui-même écrivit qu'il ne reconnaissait pas les sujets de certaines œuvres comme Le Comptoir des Allemands. On a ainsi longtemps considéré que Giorgione peignait des tableaux "sans sujet", ce qui est - comme nous l'avons dit - pour le moins atypique.
Cette tradition d'analyse a été récemment reconsidérée et des travaux d'historiens de l'art amènent à la nuancer, voire à la réfuter. Les recherches effectuées autour d'un éminent tableau de Giorgione - traditionnellement intitulé Les Trois Philosophes - nous permettront de comprendre les mécanismes à l’œuvre et d'exemplifier ce processus.

Giorgione - Les Trois Philosophes - autour de 1504































Pour comprendre le problème qu'a longtemps posé ce tableau, décrivons d'abord ce que nous pouvons y voir : trois hommes d'âges différents, devant ce qui semble être un rocher, un paysage de lever de soleil baignant l'arrière-plan. Le personnage le plus à droite du tableau tient une feuille de papier où est dessiné un croissant de lune tandis que celui à gauche tient une équerre et un compas. Ces deux premiers indices peuvent nous laisser penser qu'il s'agit de trois scientifiques - peut-être des astrologues. Pourtant, le fait qu'aucun ne regarde le ciel nous empêche de développer cette hypothèse, de même que leur position rend difficile celle des scientifiques : qu'étudieraient-ils devant un simple rocher ? Leurs regards ne nous amènent qu'en dehors du tableau ou vers cette surface où l'on ne peut rien voir.

Giorgione - Les Trois Philosophes - Détails

On assèche alors très vite la piste des indices proposés par le tableau lui-même. Il ne nous reste alors qu'à nous tourner vers le contexte précis de production de l’œuvre. Les informations concernant le commanditaire nous aideraient beaucoup, mais il n'en reste aucune trace. Un chroniqueur de l'époque a cependant écrit qu'il s'agissait là de trois philosophes contemplant les rayons solaires. Ce témoignage est le seul qui soit parvenu jusqu'à nous et, s'il est capital, il demeure insuffisant pour comprendre l’œuvre dans son entièreté. Le problème du sujet iconographique connu se pose toujours, puisque ces trois philosophes ne semblent correspondre à rien.
Un autre texte évoquant notre tableau, beaucoup plus tardif, est un inventaire de collection daté de 1659. Il décrit à présent le tableau comme "Un paysage et trois mathématiciens" ; les problèmes d'interprétation du tableau sont ici palpables à travers le changement significatif de titre, mais aussi par la gêne de la personne chargée de l'inventaire qui ajouta que les mathématiciens étaient en train de... calculer la hauteur du ciel ! La piste de la collection est cependant fructueuse puisqu'on retrouve notre Giorgione dans un tableau de Teniers le Jeune  de 1651.

David Teniers - L'archiduc Léopold-Guillaume dans sa galerie à Bruxelles (1651)

On s'aperçoit en effet sur ce tableau que l'oeuvre de Giorgione était à l'époque plus large que celle que nous connaissons aujourd'hui. Ce recadrage sans doute tardif nous permet cependant de comprendre un détail d'importance : ce qui semblait au départ n'être qu'un pan de montagne ressemble dans la version initiale davantage à une grotte.


David Teniers - L'archiduc Léopold-Guillaume dans sa galerie à Bruxelles- Détail
Nous avons maintenant en mains tous les éléments que l'histoire de l'art a bien voulu nous fournir. Et pourtant, tout cela ne suffit pas à donner une explication cohérente à tous les éléments du tableau. Christian Von Mechel verra dans cette composition les trois rois mages, mais sans pouvoir expliquer ce qu'ils font devant une caverne ; à la fin du XIXème siècle, on interprétera l'oeuvre comme une allégorie : les trois âges de la philosophies représentant l'Antiquité, le Moyen Âge et la Renaissance ; d'autres y verront l'illustration du récit virgilien dans lequel Énée se trouve devant le rocher qui sera plus tard le Capitole avec deux compagnons... Toutes ces analyses sont plausibles et intéressantes, mais aucune n'est convaincante au point d'effacer les autres.
Une nouvelle étape sera franchie dans les années 1930 quand Johannes Wilde fera une analyse du tableau aux rayons X. Cette méthode apportera plusieurs révélations majeures : tout d'abord, l'expression faciale du jeune homme a été modifiée par la main même de Giorgione, pour gommer l'étonnement initial ; ensuite, la coiffe du vieil homme a aussi été modifiée par l'artiste puisqu'elle était à l'origine une coiffe clairement orientale ; enfin, on peut apercevoir de nombreux repeints dans l'obscurité de la grotte.

Giorgione - Les Trois Philosophes - Détails
L'indice de la coiffe orientale nous ramène clairement sur la piste des Rois Mages. Mais plusieurs questions persistent : d'abord, que font les Rois Mages devant une grotte, alors que cela ne correspond à aucun épisode de la Bible ? Ensuite, pourquoi Giorgione a-t-il tenu à brouiller cela, quitte à revenir sur ce qu'il avait déjà peint et alors que le contexte artistique ne va pas dans ce sens ? La réponse à la première question se trouve dans un texte apocryphe médiéval que Wilde découvre : douze savants (qui peuvent représenter les Rois Mages, puisque ni leur nombre ni leur état de roi n'est précisé par la Bible) se retrouvent sur un mont pour observer le ciel ; ils découvrent en fait, dans une grotte, le trésor qu'Ève aurait ramené du Paradis et qu'ils offrent à l'enfant-Jésus qui naît à ce moment-là. 
Cette interprétation décisive relie tous les éléments du tableau, si l'on veut bien admettre que Giorgione, plutôt que de représenter les douze savants, a choisi d'en rester à la tradition des trois Rois Mages. De plus, la très belle lumière atmosphérique du soleil levant correspondrait à ce moment où les Rois reçoivent la révélation céleste. Enfin, les repeints de Giorgione attirent notre attention sur l'obscurité de la grotte où l'on découvre des feuilles de figuier, symbolisant la Chute d'Adam et Ève, ainsi qu'une source d'eau, une référence à l'eau du baptême de Jésus. 

Giorgione - Les Trois Philosophes - Détails
Si cette interprétation semble clore quatre siècle d'incertitude, reste la question des raisons qui ont poussé Giorgione à obscurcir le sens de son tableau. Au vu de l'extrême précision des sources utilisées par Giorgione et de la rareté des textes, il semble que nous soyons face à un phénomène qui n'est pas celui de la perte du sens par le temps : ce tableau était déjà une énigme pour les contemporains de Giorgione. La raison se trouve alors certainement dans la commande d'un riche aristocrate intellectuel désireux de se distinguer des tableaux trop populaires où le sens est perceptible trop vite et par n'importe qui. Ce tableau cryptique est alors l'illustration d'un phénomène rare dans la Renaissance italienne, celui d'un art résolument élitiste.

Voir l'analyse de La Tempête