dimanche 3 novembre 2013

La question du sujet dans un tableau de la Renaissance italienne : le mystère des Trois Philosophes de Giorgione

Le contenu de cet article est écrit d'après les notes prises lors du cours de M. François-René Martin du 31 octobre 2013.

Alors qu'on sait que la storia et son décryptage sont particulièrement importants dans la peinture de la Renaissance italienne (à la différence des écoles du Nord, notamment), certains tableaux de maîtres de cette époque posent problème en ce qu'ils n'offrent pas un accès immédiat et évident à la scène, l'histoire, qu'ils représentent. En particulier, l’œuvre de Giorgione (1477-1510) a souvent posé ce genre de problème, et Vasari lui-même écrivit qu'il ne reconnaissait pas les sujets de certaines œuvres comme Le Comptoir des Allemands. On a ainsi longtemps considéré que Giorgione peignait des tableaux "sans sujet", ce qui est - comme nous l'avons dit - pour le moins atypique.
Cette tradition d'analyse a été récemment reconsidérée et des travaux d'historiens de l'art amènent à la nuancer, voire à la réfuter. Les recherches effectuées autour d'un éminent tableau de Giorgione - traditionnellement intitulé Les Trois Philosophes - nous permettront de comprendre les mécanismes à l’œuvre et d'exemplifier ce processus.

Giorgione - Les Trois Philosophes - autour de 1504































Pour comprendre le problème qu'a longtemps posé ce tableau, décrivons d'abord ce que nous pouvons y voir : trois hommes d'âges différents, devant ce qui semble être un rocher, un paysage de lever de soleil baignant l'arrière-plan. Le personnage le plus à droite du tableau tient une feuille de papier où est dessiné un croissant de lune tandis que celui à gauche tient une équerre et un compas. Ces deux premiers indices peuvent nous laisser penser qu'il s'agit de trois scientifiques - peut-être des astrologues. Pourtant, le fait qu'aucun ne regarde le ciel nous empêche de développer cette hypothèse, de même que leur position rend difficile celle des scientifiques : qu'étudieraient-ils devant un simple rocher ? Leurs regards ne nous amènent qu'en dehors du tableau ou vers cette surface où l'on ne peut rien voir.

Giorgione - Les Trois Philosophes - Détails

On assèche alors très vite la piste des indices proposés par le tableau lui-même. Il ne nous reste alors qu'à nous tourner vers le contexte précis de production de l’œuvre. Les informations concernant le commanditaire nous aideraient beaucoup, mais il n'en reste aucune trace. Un chroniqueur de l'époque a cependant écrit qu'il s'agissait là de trois philosophes contemplant les rayons solaires. Ce témoignage est le seul qui soit parvenu jusqu'à nous et, s'il est capital, il demeure insuffisant pour comprendre l’œuvre dans son entièreté. Le problème du sujet iconographique connu se pose toujours, puisque ces trois philosophes ne semblent correspondre à rien.
Un autre texte évoquant notre tableau, beaucoup plus tardif, est un inventaire de collection daté de 1659. Il décrit à présent le tableau comme "Un paysage et trois mathématiciens" ; les problèmes d'interprétation du tableau sont ici palpables à travers le changement significatif de titre, mais aussi par la gêne de la personne chargée de l'inventaire qui ajouta que les mathématiciens étaient en train de... calculer la hauteur du ciel ! La piste de la collection est cependant fructueuse puisqu'on retrouve notre Giorgione dans un tableau de Teniers le Jeune  de 1651.

David Teniers - L'archiduc Léopold-Guillaume dans sa galerie à Bruxelles (1651)

On s'aperçoit en effet sur ce tableau que l'oeuvre de Giorgione était à l'époque plus large que celle que nous connaissons aujourd'hui. Ce recadrage sans doute tardif nous permet cependant de comprendre un détail d'importance : ce qui semblait au départ n'être qu'un pan de montagne ressemble dans la version initiale davantage à une grotte.


David Teniers - L'archiduc Léopold-Guillaume dans sa galerie à Bruxelles- Détail
Nous avons maintenant en mains tous les éléments que l'histoire de l'art a bien voulu nous fournir. Et pourtant, tout cela ne suffit pas à donner une explication cohérente à tous les éléments du tableau. Christian Von Mechel verra dans cette composition les trois rois mages, mais sans pouvoir expliquer ce qu'ils font devant une caverne ; à la fin du XIXème siècle, on interprétera l'oeuvre comme une allégorie : les trois âges de la philosophies représentant l'Antiquité, le Moyen Âge et la Renaissance ; d'autres y verront l'illustration du récit virgilien dans lequel Énée se trouve devant le rocher qui sera plus tard le Capitole avec deux compagnons... Toutes ces analyses sont plausibles et intéressantes, mais aucune n'est convaincante au point d'effacer les autres.
Une nouvelle étape sera franchie dans les années 1930 quand Johannes Wilde fera une analyse du tableau aux rayons X. Cette méthode apportera plusieurs révélations majeures : tout d'abord, l'expression faciale du jeune homme a été modifiée par la main même de Giorgione, pour gommer l'étonnement initial ; ensuite, la coiffe du vieil homme a aussi été modifiée par l'artiste puisqu'elle était à l'origine une coiffe clairement orientale ; enfin, on peut apercevoir de nombreux repeints dans l'obscurité de la grotte.

Giorgione - Les Trois Philosophes - Détails
L'indice de la coiffe orientale nous ramène clairement sur la piste des Rois Mages. Mais plusieurs questions persistent : d'abord, que font les Rois Mages devant une grotte, alors que cela ne correspond à aucun épisode de la Bible ? Ensuite, pourquoi Giorgione a-t-il tenu à brouiller cela, quitte à revenir sur ce qu'il avait déjà peint et alors que le contexte artistique ne va pas dans ce sens ? La réponse à la première question se trouve dans un texte apocryphe médiéval que Wilde découvre : douze savants (qui peuvent représenter les Rois Mages, puisque ni leur nombre ni leur état de roi n'est précisé par la Bible) se retrouvent sur un mont pour observer le ciel ; ils découvrent en fait, dans une grotte, le trésor qu'Ève aurait ramené du Paradis et qu'ils offrent à l'enfant-Jésus qui naît à ce moment-là. 
Cette interprétation décisive relie tous les éléments du tableau, si l'on veut bien admettre que Giorgione, plutôt que de représenter les douze savants, a choisi d'en rester à la tradition des trois Rois Mages. De plus, la très belle lumière atmosphérique du soleil levant correspondrait à ce moment où les Rois reçoivent la révélation céleste. Enfin, les repeints de Giorgione attirent notre attention sur l'obscurité de la grotte où l'on découvre des feuilles de figuier, symbolisant la Chute d'Adam et Ève, ainsi qu'une source d'eau, une référence à l'eau du baptême de Jésus. 

Giorgione - Les Trois Philosophes - Détails
Si cette interprétation semble clore quatre siècle d'incertitude, reste la question des raisons qui ont poussé Giorgione à obscurcir le sens de son tableau. Au vu de l'extrême précision des sources utilisées par Giorgione et de la rareté des textes, il semble que nous soyons face à un phénomène qui n'est pas celui de la perte du sens par le temps : ce tableau était déjà une énigme pour les contemporains de Giorgione. La raison se trouve alors certainement dans la commande d'un riche aristocrate intellectuel désireux de se distinguer des tableaux trop populaires où le sens est perceptible trop vite et par n'importe qui. Ce tableau cryptique est alors l'illustration d'un phénomène rare dans la Renaissance italienne, celui d'un art résolument élitiste.

Voir l'analyse de La Tempête

2 commentaires :

  1. Très intéressant commentaire, avec l'illustration des détails du tableau, fort bienvenus. L'hypothèse des rois mages est confortée par la radiographie du tableau. Merci de faire découvrir le tableau de Teniers le Jeune de 1651. Le tableau de Giorgione m'a aussi intrigué, comme je l'ai dit dans un billet de mon blog : DIACRITIQUES
    Et je mettrai volontiers un lien vers votre texte, si vous m'y autorisez.

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  2. Merci à vous.
    Je dois surtout ces explications à mon enseignant, comme précisé au-dessus de l'article. Je crois que lui-même tient bon nombre de ses sources à l'ouvrage de Salvatore Settis dédié à Giorgione.
    Je complèterai cet article dans quelques jours avec l'analyse de La Tempête.
    Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous mettiez un lien vers le texte.

    Bien à vous,

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