vendredi 8 novembre 2013

Lecture(s) de Descartes I : Discours de la Méthode (3/3)


Les deuxième et troisième parties du discours sont peut-être les plus riches, du moins les plus originales. Si la première partie expédie les années de formation du jeune Descartes sous la forme d'une "fable" (résumée parfois par la célèbre phrase qui en ouvre le récit, "J'ai été nourri aux lettres dès mon enfance"), que la quatrième partie sera amplement développée dans les Méditations Métaphysiques, tandis que la cinquième partie résume le Traité du Monde, et que la sixième partie tend essentiellement à justifier la publication du Discours et à proposer un programme scientifique pour le futur, il semble n'être, en fin de compte, véritablement question de la méthode que dans la deuxième partie du discours, dans laquelle Descartes donne les quatre principes censés garantir la synthèse des vertus méthodologiques reconnues dans la logique, la géométrie et l'algèbre. Ces quatre principes semblent avoir le même statut que le "grand nombre de préceptes dont la logique est composée", puisqu'ils s'y substituent. Pourtant, ce ne sont pas des axiomes théoriques, mais avant tout des injonctions pratiques : "ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle", "diviser chacune des difficultés", "conduire par ordre mes pensées", "faire partout des dénombrements"...

À ces injonctions méthodologiques répondent par ailleurs, de façon intéressante sinon curieuse, les quatre maximes de la morale de la troisième partie. Cette fameuse "morale par provision", dernier bagage fait avant le voyage périlleux dans les contrées du doute hyperbolique, et dont la présence au sein du Discours est peut-être l'un des points les plus surprenants de la démarche cartésienne (qui introduit aujourd'hui un ouvrage scientifique par l'exposé non seulement d'une méthode voire d'un éthique, mais également d'une morale ?) semble répondre en miroir aux principes de la méthode ; mais une comparaison approfondie de ces deux moments du Discours ne saurait hélas convenir au format ici adopté.

Dernier point : dans le Discours du moins, il n'est peut-être pas entièrement faux de dire que Descartes apparaît comme un penseur du temps libre. Son rapport ambigu à la publication de ses travaux traduit un désir aigu de gagner le plus de temps possible : avant le Discours, cela consistait essentiellement à travailler seul et à éviter les controverses et les objections stériles de possibles opposants. Dans le Discours lui-même, les précautions oratoires de l'auteur visent essentiellement et désamorcer un certain nombre de critiques qui pourraient lui être adressées, afin de lui éviter le plus possible la tâche fastidieuse de répondre. Mais le temps gagné à travailler seul est vite perdu lorsque Descartes en arrive à devoir réaliser un grand nombre d'expériences, et c'est bien l'une des raisons pour lesquelles le Discours est publié : Descartes lance un appel, demandant à demi-mots un soutien pécuniaire et manuel pour que ses expériences soient réalisées, si possible par des artisans plutôt que des savants, afin qu'il ne soit pas distrait par les questions possibles de ceux-là. La cité scientifique idéale de Descartes est celle dans laquelle le temps libre est maximal : celle-ci est donc réduite à l'individu tant que le temps passé à réaliser des expériences ne dépasse pas le temps qui serait perdu en interactions avec ses semblables ; mais lorsque les progrès de la science cartésienne font que le rapport s'inverse, il faut alors commencer à publier.

En outre, si le temps libre chez Descartes (le "loisir") est dévolu à la science, celle-ci n'est pas loin d'être elle-même dévolue en dernier lieu à l'accroissement du temps libre : ainsi, les bienfaits de la science cartésienne consistent principalement à "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature". Mais il n'y a dans cette fameuse expression rien d'une quelconque volonté brute de domination sur le monde, et plutôt simplement un moyen d'accroître encore son temps libre, soit par la réduction de la charge de travail ("une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent"), soit par "la conservation de la santé" et l'allongement de la vie ("on se pourrait exempter d'une infinité de maladies [...] et même aussi peut-être de l'affaiblissement de la vieillesse").

La méthode, en somme, est autant en vue de la connaissance que du temps libre : elle permet non seulement de connaître de façon certaine, mais également de connaître vite, d'aller par le plus court chemin, comme évoqué dans la première partie ; mais parce qu'elle organise et rationalise en outre le travail du penseur, elle permet de dégager plus encore de temps libre, et le choix entre travail solitaire et publication dépend en dernier lieu du temps libre dégagé ; et c'est peut-être enfin dans le temps libre lui-même que la méthode rejoint les maximes de la morale, qui elles aussi sont censées permettre soit de gagner du temps (deuxième et troisième maximes), soit d'organiser celui-ci (première et quatrième maximes).

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