vendredi 8 novembre 2013

Lecture(s) de Descartes I : Discours de la Méthode (2/3)

Sur la publication encore (ou peut-être la publicité), mais sous un autre angle : le Discours est peuplé d'images concrètes et de fantômes. Parmi les premières, on retrouve les jalons presque mythiques que Descartes pose lorsqu'il fait "l'histoire de [s]on esprit" (expression tirée de la promesse faite à son ami Guez de Balzac, et dont celui-ci se souvient dans une lettre de 1628) : l'épisode du poêle, le "désert" hollandais, les années de voyages ; on retrouve également quelques succès, présentés (toujours modestement) comme éclatants, de la méthode qui est l'objet du discours telle l'explication du mouvement du cœur et de la circulation sanguine, mais aussi ces morceaux de bravoure métaphysique aujourd'hui bien connus que sont le Cogito, la (première) démonstration de l'existence de Dieu, ou encore l'élaboration d'une nouvelle théorie de la connaissance fondée sur la clarté et la distinction.


Mais le Discours est aussi habité pour une part importante par des absents : en premier lieu, les adversaires de Descartes, qu'ils soient identifiés (l'École et les aristotéliciens) ou indéterminés (n'importe quel objecteur, notamment le lecteur lui-même) : des possibles arguments de ceux-ci, aucune mention ou presque ne sera faite, et aucun développement possible ne sera donné : la dispute, au sens technique du terme, n'est pas ce qui intéresse Descartes. Autre absence, due probablement au caractère introductif due Discours : celle du cheminement de la pensée cartésienne à l'œuvre. Le Discours présente les résultats, et non les processus qui ont conduit à ceux-ci. Pour qui s'intéresse à certains résultats scientifiques, il faudra se reporter aux trois traités que le Discours introduit ; pour qui s'intéresse aux thèses métaphysiques, il faudra attendre les Méditations Métaphysiques pour retrouver le cheminement de la pensée cartésienne, recréé pour l'occasion comme s'il se produisait en acte sous les yeux du lecteur.

Dernier absent enfin, et non des moindres : le Traité du Monde, vaste ouvrage de physique (au sens le plus large possible du terme), quasiment terminé en 1633 et dont la publication n'aura jamais lieu du vivant de son auteur, puisque Descartes apprend en novembre 1633 la condamnation de Galilée pour avoir promu, ou du moins présenté comme possible, le "mouvement défendu", c'est-à-dire celui de la Terre autour du Soleil, mouvement dont Descartes écrira (dans une lettre à Mersenne, en novembre 1633) que "s'il est faux, tous les fondements de [s]a philosophie le sont aussi." Ce traité, dont le résumé, qui occupe la cinquième partie du Discours, se fait au passé simple, voire au plus-que-parfait, et donne l'image d'un chef-d'œuvre universel (à l'égal peut-être du "grand livre du monde" évoqué dans la première partie) désormais inaccessible, semble constituer la pierre angulaire de la pensée cartésienne, le moyen terme entre la métaphysique, "racines" de l'arbre de la connaissance que la méthode est appelée à faire pousser, et les sciences particulières, ces branches chargées de fruits dont les trois essais qui suivent le Discours sont censés être un échantillon. Peut-être peut-on même aller jusqu'à interroger le lien possible entre la non-publication du Traité du Monde et la méthode hypothético-déductive de ces essais : lorsque le chaînon manquant entre métaphysique et sciences particulières disparaît, les principes qui découlaient de la métaphysique et permettait de déduire tous les effets n'apparaissent plus comme des principes, mais comme des suppositions temporaires dont la vérité sera démontrée par les faits.

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